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Actualités - OPINION

OPINION Le crépuscule d’un faucon

Quand l’histoire d’une civilisation ou d’un peuple se confond avec celle d’un homme, cela donne lieu à des destinées parfois grandioses et heureuses, ou au contraire entachées de crimes et d’épopées sanglantes. Nous avons hérité d’illustres figures associées à la lutte pour la liberté d’une nation ou d’une communauté particulière : des Gandhi, des Martin Luther King ou des Che Guevara. Mais nous avons aussi été témoins de l’accession au pouvoir de tribuns impitoyables, de théocrates, de tyrans capables du meilleur comme, hélas, du pire, au nom des intérêts supérieurs de leur patrie. Mais ces intérêts étaient parfois détournés et subordonnés à leurs propres ambitions politiques. De telle sorte que distinguer chez eux le patriotisme du culte de soi et/ou de la tactique politicienne relevait du véritable casse-tête. L’œuvre de tels personnages n’aura vraisemblablement jamais de portée universelle comparable à celle des grands maîtres à penser que nous venons de citer. Leur combat brutal, éthnocentré, sectaire et purement nationaliste ne servira pas d’exemple humaniste pour les générations futures. Ariel Sharon fait partie de ces hommes politiques charismatiques et ambigus dont les multiples métamorphoses et volte-face permettront difficilement à l’histoire de savoir s’il faut juger en lui « l’homme », « le patriote » ou la nation dont il fut fréquemment l’instrument de mort. Les trois « Ariel », les trois vies se nouent, se confondent pour constituer le redoutable Sharon. Aujourd’hui, au crépuscule de sa vie, au terme de cinquante années d’engagement pour Israël, l’heure est au bilan et à la réflexion. Réflexion sur l’homme, certes, mais aussi, plus globalement, réflexion sur ses crimes militaires et sur une situation conflictuelle inextricable dans laquelle certains optimistes veulent encore entrevoir une lueur d’espoir, tandis que d’autres réitèrent de vives et légitimes inquiétudes quant à l’après-Sharon et aux chances d’une paix israélo-palestinienne. Raconter Ariel Sharon, c’est raconter cinquante ans de carrière militaire et politique, presque l’âge d’Israël. Cinquante ans où l’avenir du monde n’a cessé de se jouer et de se dessiner au gré des volontés impérialistes, colonialistes et des guerres intestines qui enflammèrent cette région hautement stratégique et objet de toutes les convoitises. Le monde continue à payer un demi-siècle d’injustice(s) et de déchirure(s) d’une terre « trois fois sainte » mais incomparablement plus de fois embrasée. À quoi pense Ariel Sharon aujourd’hui ? Peut-il encore penser ? Traversera-t-il 2006? Est-ce qu’il est redevenu, dans son agonie, l’enfant du Néguev, fils d’immigrés polonais et russes, ou restera t-il, jusqu’à son dernier souffle et dans la mémoire collective, Sharon « la charogne », le bourreau impuni de Sabra et Chatila ? Est-il encore temps de lui faire ce procès auquel il a échappé depuis vingt-trois ans ? À quoi cela servirait-il? Jeune prodige de la guerre de Suez en 1956, prestigieux vainqueur de la guerre de juin 1967 et de celle d’octobre 1973, son nom reste accolé à Sabra et Chatila où il gagne ses galons de sanguinaire ; il aura, de 20 à 78 ans, multiplié les fonctions, les exploits et les massacres en tout genre. En 1982, en pleine guerre civile libanaise, Sharon entrera dans l’histoire, mais par la porte de la honte et de la barbarie. Ce sera la dernière guerre du général, celle de trop. Les troupes commandées par Sharon entreront dans les camps de réfugiés de Beyrouth-Ouest, accompagnant les miliciens ivres de colère après la mort de leur chef, Béchir Gemayel, et ce sera un massacre abominable, tragiquement célèbre. Lors des opérations, les miliciens passeront au peigne fin tout le camp, alors sous contrôle israélien, en y assassinant, selon des sources différentes, entre 700 et 3 500 Libanais et réfugiés palestiniens essentiellement. D’innombrables témoignages ont parlé de rapts orchestrés par l’armée israélienne et d’exactions commises par les soldats hébreux eux-mêmes dans des foyers libanais et palestiniens des camps de Beyrouth. Quant aux cas de viols et meurtres à Sabra et Chatila, on a effectivement parlé d’une implication directe de certains de ces soldats, mais ces accusations n’ont jamais vraiment été officiellement prouvées bien que certains témoignages de survivants tendent à accréditer cette thèse. Ariel Sharon remettra sa démission suite au rapport de la commission officielle d’enquête dirigée par la Cour suprême israélienne, qui le reconnaîtra indirectement responsable des massacres. Malgré la gravité des faits, Sharon ne sera jamais considéré comme un criminel de guerre par son peuple. Et il restera un héros en Israël, comme pour l’ensemble des partisans du Likoud, son parti. De nombreuses enquêtes indépendantes et témoignages révéleront que l’intention d’envoyer les miliciens dans Beyrouth-Ouest avait déjà été annoncée par Sharon le 9 juillet 1982, donc avant même l’horrible massacre de septembre 82 à Sabra et Chatila. Si l’on ne peut en aucun cas absoudre les meurtriers directs (libanais) de ce génocide, la responsabilité d’Israël fut d’autant plus grande que son armée ouvrit les portes de ces camps pour liquider la question des camps palestiniens en exploitant le chaos généralisé au Liban. Ces camps étaient sous sa responsabilité. La guerre du Liban fut sans doute la guerre la plus complexe de toute l’histoire contemporaine, puisque s’y mêlèrent toutes les rancœurs, les jalousies, les règlements de comptes, les divergences politiques, les luttes fratricides, les enjeux nationaux, régionaux et internationaux. Elle aura, par son imbroglio, favorisé l’impunité de nombreux criminels de guerre, civils et politiques, Sharon entre autres. Il était et il reste impardonnable que des ordres de massacrer émanent d’un État comme Israël se disant « démocratique » et commandant une armée conventionnelle soumise aux lois de la guerre. Mais Sharon « le bulldozer » aura agi en toute connaissance de cause, avec un machiavélisme qui aura fait son succès tant militaire que politique durant toutes ces années. La loi dite « de compétence universelle » aurait dû retrouver tout son sens et être appliquée afin qu’Ariel Sharon soit poursuivi pour crimes de guerre et crime contre l’humanité. Quant au chef de la milice libanaise, Élie Hobeika, il fut abattu en 2002, et certains on accusé le Mossad d’être à l’origine de cet assassinat alors que l’affaire Sharon-Sabra et Chatila était relancée. Ses révélations auraient pu coûter cher à Sharon. Cette loi de compétence universelle est revenue sur le devant de la scène il y a quelques mois, impulsée par le retentissement médiatique de la demande d’extradition de l’ex-président tchadien Hissène Habré, formulée par Bruxelles. Ce fut un grand pas symbolique pour les parties plaignantes qui demandaient justice depuis 1990, ainsi que pour la Belgique qui espère toujours que d’autres États lui emboîteront le pas en appliquant ce principe de compétence universelle. Mais devant le refus africain de livrer Habré, cette loi a vu une nouvelle fois son champ d’application restreint. Habré est accusé d’assassinats, de tortures sur des milliers de personnes durant son mandat de 82 à 90. Le massacre prémédité et organisé plusieurs mois à l’avance par Ariel Sharon en 82 dans les camps libanais fut-il moins barbare ? Aujourd’hui parle-t-on d’ailleurs suffisamment de Sabra et Chatila ? Au-delà de la culpabilité incontestable de Sharon, ce qu’il y a de plus étonnant, c’est de voir qu’un État « démocratique » en ait fait son Premier ministre tout en sachant ce qu’il avait commis au Liban. Car Sharon n’a pas connu de traversée du désert en politique au moins proportionnelle à la gravité de ses actes. Sharon ne sera pas le seul à échapper à la Cour pénale internationale. En 2003, Bruxelles avait déjà subi des pressions et chantages de la part d’Israël et des États-Unis après que des plaintes contre Sharon, W. Bush et le général Tomy Franks eussent afflué de toutes parts. Israël avait décidé de rappeler son ambassadeur, les USA envisageaient de déménager l’OTAN de son siège bruxellois en guise de représailles. Le petit État belge dut céder. Ce genre d’attitude peut-il objectivement mener les opinions mondiales à ne plus affirmer que le couple israélo-américain reste au-dessus des lois et qu’il ne se joue pas de la justice internationale ? Est-ce une sombre paranoïa qui les anime ou simplement le constat révoltant que certains hommes et puissances demeurent intouchables ? Les États-Unis ont refusé que Saddam Hussein soit jugé devant la Cour pénale internationale alors que cela avait été fait pour Milosevic. Mais Saddam Hussein en sait certainement beaucoup trop sur ses ex-alliés américains et leurs manigances dans la région. Il dérange. Le faire juger en Irak où il encourt la pendaison arrange fort bien Washington. L’ordre envoyé par Sharon de (faire) nettoyer les camps palestiniens au Liban (qui, de surcroît, étaient habités uniquement par des civils, femmes, enfants et vieillards) est aussi criminel que celui de Saddam Hussein concernant le gazage des Kurdes de Halabja en 1988. Mais le « deux poids deux mesures » semble rester de rigueur. Fort de son demi-siècle de « bons et loyaux services » rendus à la nation israélienne, Ariel Sharon a continué son bonhomme de chemin sans inquiétude, en cumulant les mandats et devenant tour à tour ministre de l’Infrastructure nationale, président du Comité ministériel, ministre des Affaires étrangères en 98, leader du Likoud en 99 jusqu’en 2005 et, bien entendu, Premier ministre de 2001 jusqu’à aujourd’hui. Il aura certainement droit à des hommages nationaux lorsqu’il rendra l’âme. Peut-être qu’il retrouvera dans l’au-delà ces visages de femmes et d’enfants oubliés de Sabra et Chatila qu’il a condamnés à une mort atroce. Puissent les vivants aussi s’en souvenir longtemps. Chady HAGE ALI
Quand l’histoire d’une civilisation ou d’un peuple se confond avec celle d’un homme, cela donne lieu à des destinées parfois grandioses et heureuses, ou au contraire entachées de crimes et d’épopées sanglantes.
Nous avons hérité d’illustres figures associées à la lutte pour la liberté d’une nation ou d’une communauté particulière : des Gandhi, des Martin...