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Actualités - OPINION

Yarzé-Anjar : « Morts sans sépulture »

Une fosse commune est découverte à Yarzé, dans le périmètre du ministère de la Défense, recueillant les restes de soldats massacrés. Un charnier est déterré à Anjar rempli d’ossements de civils assassinés en masse. En tout, près de cinquante morts enfouis à la sauvette, qui cherchent aujourd’hui une place tranquille et individuelle pour y passer l’éternité. Certaines villes connaissent des vivants sans domicile fixe, des sans-logis ; au Liban, on connaît des victimes sans tombe fixe, des « morts sans sépulture ». Certains États tolèrent des sans-papiers ; chez nous, on côtoie des sans-permis d’inhumer. Certains pays dénombrent des corps non réclamés ; ici, on comptabilise des corps déterrés. Les assassinés de Anjar nous interpellent. De quoi sont-ils décédés, qui les a tués, pourquoi sont-ils morts ? Mais, surtout, qui les a dépouillés de leur identité, de leur individualité, leur volant leur mort après leur avoir ravi la vie ? Certains gouvernements honorent leurs morts ; au Liban, on les déshonore. Certaines armées fleurissent les tombes de leurs soldats, même ceux tués il y a plus d’un siècle, même ceux tombés en territoire étranger ; ici, les héros n’ont pas droit à des tombes et encore moins à des couronnes. Les victimes de Yarzé nous interpellent. De quoi sont-elles décédées, qui les a tuées, pourquoi sont-elles mortes ? Mais, surtout, qui a permis qu’elles soient littéralement foulées aux pieds dans le sanctuaire même de leur ministère (comble de noire ironie !) ? Crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides. Droits de l’homme, droits de la femme, droits de l’enfant, droits du fœtus. Droit à la vie, droit au travail, droit aux loisirs et au repos, droit à une mort douce. Droits des prisonniers de guerre, droits des populations civiles en temps de guerre. Interminable litanie, abyssal catalogue. Mais qu’en est-il du droit des morts ? Peut-être faudrait-il qu’au Liban, où sont superbement ignorés tous les droits des vivants, on profite de l’occasion pour innover en consacrant le droit des morts pour ensuite remonter, à reculons, vers le droit de ceux qui sont (encore) en vie. Sous certains cieux, on consacre le droit à une habitation salubre, au regroupement familial, à la libre pratique religieuse. Aujourd’hui, au Liban, on devrait discuter du droit à une tombe décente, au regroupement dans un caveau familial, aux derniers sacrements, à une plaque tombale. « Quiconque aura troublé des obsèques… sera puni… » ; « Quiconque aura soustrait ou détruit tout ou partie d’un cadavre sera puni… » ; « Ceux qui auront fait inhumer… une personne décédée avant qu’aient été remplies les formalités réglementaires… seront punis… » Qui connaît ces dispositions de notre vénérable code pénal ? Pourvu que le magistrat qui jugera les coupables n’omette pas, pour que les mots aient encore un sens et les textes une valeur, d’appliquer les peines prévues aux articles 478 et suivants. Mais combien de vivants faudra-t-il encore laisser massacrer et de pauvres ossements épars faudra-t-il encore déterrer pour que vivants et morts puissent bénéficier de l’application des dispositions du code ? À combien d’années sommes-nous encore de l’établissement de la règle de droit ? Combien de législatures, de gouvernements, de présidents doivent encore se succéder pour que pointe à l’horizon l’État de droit ? Qui peut nous dire combien de bassesses nous séparent encore de la réhabilitation de l’honneur national et de la dignité de l’individu ? Les régimes totalitaires se caractérisent par l’effacement de l’individu, la création de catégories de sans-droits, de personnes qui peuvent disparaître sans laisser de traces, de morts qui peuvent être enterrés sans identification, de familles qui sont tenues dans le noir et qui ne doivent poser aucune question, attendre aucune explication, se bercer d’aucune illusion, connaître aucun espoir. Le gouvernement libanais doit immédiatement nous faire savoir si nous vivons (encore) sous un régime totalitaire. Nous ne lui demandons pas (seulement) de nous dire qui a torturé, tué et enterré, ni qui a été torturé, tué et enterré. Nous lui demandons de nous faire immédiatement savoir pourquoi cette lourde chape de silence a pesé sur ces charniers si longtemps après que l’alarme eut été donnée, pourquoi les traces du massacre sont si parfaitement détruites par un déblayage au bulldozer et par l’ouverture de la scène du crime à tout venant, pourquoi la question des disparus et des prisonniers est-elle traitée avec tellement de légèreté. Le gouvernement ne sait-il donc pas que chaque disparu, chaque prisonnier, chaque cadavre a une famille qui attend des nouvelles et qui, contre toute attente, n’a pas perdu espoir ? Les assassins et les kidnappeurs sont responsables, même s’ils sont outre-frontières. Mais sont également responsables, aussi bien juridiquement que moralement, chaque officiel libanais qui, du fait de sa position, savait et s’est tu, chaque officiel qui, dans l’exercice de ses fonctions, ne déploie pas immédiatement l’impossible pour sauvegarder ces fosses communes afin qu’elles puissent être admises comme des pièces à conviction à toute épreuve par la cour de justice la plus exigeante, et chaque officiel qui, du fait de sa prise en charge de la question des séquestrés des prisons de la honte, ne met pas fin à la noire mascarade des « commissions mixtes » et des « concertations » stériles avec des geôliers qui ne partagent pas avec la communauté internationale les mêmes concepts de l’homme et du droit, et donc, a fortiori, les concepts des droits de l’homme et de ce que l’article 38 du statut de la Cour internationale de justice appelle « les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Alors, régime totalitaire ou nation civilisée ? Morts civils de Anjar, morts militaires de Yarzé, torturés, humiliés, assassinés, profanés, le gouvernement libanais vous est doublement redevable : il vous doit la restitution de votre identité pour que vous soyez honorés ; il vous doit aussi l’identification des coupables pour qu’ils soient couverts d’opprobre. Honneur à vous, les victimes ; déshonneur pour eux, les monstres. Vous êtes morts sous un régime totalitaire ; espérons que vous avez été déterrés afin que naisse une démocratie. Nasri Antoine DIAB
Une fosse commune est découverte à Yarzé, dans le périmètre du ministère de la Défense, recueillant les restes de soldats massacrés. Un charnier est déterré à Anjar rempli d’ossements de civils assassinés en masse. En tout, près de cinquante morts enfouis à la sauvette, qui cherchent aujourd’hui une place tranquille et individuelle pour y passer...