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Spécial - Le Figaro Débats et Opinions - Un entretien avec l’islamologue dont le dernier ouvrage est paru jeudi en France Gilles Kepel : « Les jihadistes sont hantés par leur isolement »

Né en 1955, Gilles Kepel, professeur des universités à sciences po, y dirige la chaire Moyen-Orient-Méditerranée. Arabisant, il a consacré les vingt-cinq dernières années à étudier l’islam politique contemporain. Il publie aujourd’hui, chez Gallimard, « Fitna : guerre au cœur de l’islam », qui met en perspective les événements du 11 septembre, la guerre d’Irak et les enjeux de l’islam en Europe. Le résultat d’un quart de siècle de réflexion et d’enquêtes sur le terrain. LE FIGARO. – « Fitna », qu’est-ce que ça veut dire ? Gilles KEPEL. – « La fitna, c’est la guerre au cœur de l’islam, le chaos, la grande discorde qui s’abat sur l’Oumma, la communauté des croyants, et qui conduit à sa ruine. C’est la hantise des oulémas, les docteurs de la loi, qui ne cessent, en s’appuyant sur le Coran, de mettre en garde les musulmans contre le déclenchement mal approprié du jihad qui se retourne contre ceux qui l’ont lancé. » Peut-on dire que la prise en otages de deux journalistes français participe de cette « fitna » ? « Absolument. Les terroristes de l’Armée islamique en Irak voulaient en faire un jihad mobilisant derrière eux les masses musulmanes du monde, galvanisées contre la laïcité française, caricaturées sur les chaînes de télévision satellitaires arabophones comme une persécution contre les bonnes musulmanes. Les groupuscules jihadistes sont obsédés par la recherche de slogans, de thèmes mobilisateurs qui puissent leur conférer la notoriété et rompre leur isolement politique. Or, en l’espèce, le monde musulman tout entier et même des groupes islamistes comme le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais – ainsi que les Frères musulmans égyptiens ou irakiens dont l’UOIF est le pendant en France – ont condamné cet enlèvement, car il est pour eux totalement contre-productif. C’est une fitna ». Dans votre livre, vous traduisez les textes du Dr Zawahiri, le bras droit de Ben Laden et l’idéologue d’el-Qaëda. Déjà, vous mettez en lumière l’isolement de l’« avant-garde » jihadiste... « Oui, les idéologues du jihad sont hantés par leur isolement et leur incapacité à mobiliser les masses. Le Dr Zawahiri fait un sombre diagnostic dans Cavaliers sous la bannière du prophète, son manifeste paru sur Internet et dans la presse arabe en décembre 2001. Le jihad a échoué partout, au cours de la décennie 1990, en Algérie, en Bosnie, en Égypte. Les masses ne se sont pas mobilisées. L’islamisme est en déclin. Il faut trouver un nouveau mode d’action et un nouveau slogan. » Le résultat, ça a été les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington ? « Cavaliers sous la bannière du prophète, vraisemblablement rédigé au début de l’année 2001, est le mode d’emploi du 11 septembre : former un petit groupe de terroristes ultramotivés prêts au suicide après un intense lavage de cerveau salafiste. » Salafiste ? « Le mot vient de l’arabe « salaf », qui signifie les ancêtres. Le salafisme est une lecture fondamentaliste, au sens propre, de l’islam, car elle refuse toute prise en compte de l’islam des quatorze siècles qui nous séparent de l’époque du Prophète. Les salafistes veulent plier le monde à leur lecture radicale, littérale, du Coran, pour lui imposer la charia comme loi universelle, de Falloujah à Argenteuil. » Et alors, ce mode d’emploi, ça a été quoi ? « Combiner le lavage de cerveau salafiste avec l’éducation universitaire européenne, pour programmer les machines à terreur du 11 septembre. Mohammed Atta, étudiant égyptien appliqué, à la faculté de Hambourg, qui rédigea un mémoire d’urbanisme vantant la cohabitation islamo-chrétienne en Syrie à Alep, est le même qui fait égorger au cutter les passagers “infidèles” de l’avion qu’il va précipiter sur le World Trade Center. Cette schizophrénie insupportable du terrorisme ne se résout que par le martyre volontaire. Ensuite, ce sont les médias, notamment les chaînes satellitaires panarabes, qui prennent le relais. C’est par l’image dramatisée que le Dr Zawahiri veut susciter la mobilisation des masses derrière l’“avant-garde bénie” des jihadistes, pour reprendre l’expression de Ben Laden lui-même. L’audace des 18 acteurs jihadistes des attentats du 11 septembre a permis une frappe au cœur de l’“ennemi lointain” américain, qui vaut tout le travail de proximité pour recruter militants et sympathisants. » Voilà pour l’action. Mais où est le slogan ? « Zawahiri, encore lui, l’explique très clairement : “Le slogan que l’Oumma a bien compris et auquel elle a réagi les cinquante dernières années, est l’appel au jihad contre Israël.” Les attentats du 11 septembre 2001 surviennent juste après un an de dramatisation télévisuelle de l’intifada d’al-Aqsa, déclenchée fin septembre 2000 par Yasser Arafat, en rétorsion à la « promenade » provocatrice d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées – mont du Temple pour les juifs – à Jérusalem. « À l’été 2001, Arafat a perdu la main : ce sont les attentats-suicide du Hamas et du Jihad islamique qui occupent les écrans de télévision et qui sont adoubés par les prédicateurs stars des chaînes arabes comme al-Jazira, au nom du jihad pour récupérer la Palestine, terre d’islam « usurpée » par les infidèles. Ce jihad-là rend licite l’assassinat de femmes et d’enfants. Zawahiri et Ben Laden ont essayé de détourner à leur profit cet engouement des téléspectateurs arabes pour ce nouveau type d’intifada. » Les islamistes sont passés maîtres dans l’art d’user des médias occidentaux fonctionnant, comme Hollywood, à l’émotion... « C’est vrai, à l’instar du paradigme de l’effondrement des tours jumelles, ces images atroces d’otages parlant sous la contrainte et la menace d’être égorgés sont scénarisées avec les mêmes ficelles que les pires productions de Hollywood. Le but, c’est toujours de focaliser l’attention maximale du public. Mais cette stratégie de marketing médiatique se retourne parfois contre ses instigateurs. » Des exemples ? « Il m’en vient deux à l’esprit. En 1989, les organisations islamistes du Royaume-Uni avaient monté une campagne médiatique pour demander l’interdiction d’un roman Les Versets sataniques. Cette affaire, relayée par la télévision partout dans le monde musulman, avait été récupérée opportunément par l’ayatollah Khomeyni. Le leader politico-religieux de l’Iran n’avait en effet pas réussi à gagner la guerre contre l’Irak qui venait de se terminer, et il avait besoin de redorer son blason. Ce fut donc sa célèbre fatwa appelant les musulmans du monde entier à assassiner Salman Rushdie. « Autre exemple, l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) a médiatisé, en juillet dernier, son opposition à l’application de la loi française sur les signes religieux à l’école. Son initiative fut relayée ensuite par toutes les télévisions arabes. Elle vient d’être récupérée par des jihadistes très radicaux en Irak. » Pensez-vous qu’en médiatisant sa légitime action pour libérer les deux otages français, le gouvernement ait bien fait ? En remuant publiquement ciel et terre, ne donne-t-on pas précisément aux ravisseurs la notoriété qu’ils recherchaient ? « Les engagements de la France au Moyen-Orient ont déterminé ce type d’orientation. La construction de réseaux d’influence et d’amitié, dans les capitales arabes notamment, est aujourd’hui mise à l’épreuve d’un enjeu décisif. C’est un moment de vérité, tant pour la politique française que pour ses alliés régionaux. C’est un quitte ou double. » À propos de la politique française, le choix du président Chirac de ne pas soutenir, en mars 2003, l’intervention militaire américaine vous paraît-il rétrospectivement le bon ? « On a noté, à l’occasion de l’enlèvement de nos deux compatriotes, les propos surprenants du Premier ministre irakien, reprochant à la France son non-engagement et affirmant qu’on ne pouvait être neutre en Irak. Par-delà le caractère peu diplomatique de ces propos en des circonstances aussi dramatiques, il faut remarquer que la politique américaine, sans préjuger de l’avenir, a pour l’instant ouvert en Irak la boîte de Pandore du jihad. Les États-Unis de George W. Bush avaient cru – et le président américain fait aujourd’hui amende honorable à ce sujet – que la victoire militaire de ses armes sophistiquées se traduirait en apothéose politique. Washington voit encore le Moyen-Orient avec les lunettes de l’antagonisme ancien contre Moscou : l’“axe du mal” de George Bush est l’héritier conceptuel de l’“empire du mal” reaganien. Or, Bagdad n’est pas Berlin-Est, comme les événements l’ont montré. » L’ambition des intellectuels néoconservateurs américains – auxquels vous consacrez un long chapitre dans votre livre – d’imposer la démocratie par la force en terre d’islam ne vous a-t-elle jamais paru un peu utopique ? « Les sociétés arabes ont vu se développer, ces dernières années, des mouvements issus de la société civile réclamant la démocratisation et dénonçant la faillite des régimes autoritaires issus de l’indépendance – comme l’a rappelé avec force le rapport du Pnud de 2002 sur le développement humain dans les pays arabes, rédigé par des intellectuels arabes. Paradoxalement, les néoconservateurs américains, qui se sont élevés contre l’embargo en Irak (car il pénalisait la population et non le régime), les ont rejoints sur ce point. Mais l’agenda politique global des néoconservateurs, par-delà l’émergence de démocraties proaméricaines, souhaitait redistribuer les cartes au Moyen-Orient, afin d’assurer une fois pour toutes la sécurité d’Israël, en brisant les reins à toute puissance arabe qui risquait de la contrecarrer. » Mais en dehors d’Israël, n’y avait-il pas, chez les stratèges du Pentagone, également une volonté de mettre la main sur les réserves pétrolières de l’Irak ? « Oui, rendre à l’Irak sa pleine capacité de production pétrolière était certainement un des buts recherchés par les néoconservateurs. Car faire baisser les prix du brut allait faciliter la création d’emplois aux États-Unis et la réélection de George Bush. Par ailleurs, il importait de réduire la marge de manœuvre de l’Arabie saoudite, principal partenaire pétrolier des États-Unis depuis 1945, et aujourd’hui gravement mise en cause par Washington depuis que 15 des 19 terroristes des attentats du 11 septembre se sont avérés être sujets saoudiens. » Propos recueillis par Renaud GIRARD
Né en 1955, Gilles Kepel, professeur des universités à sciences po, y dirige la chaire Moyen-Orient-Méditerranée. Arabisant, il a consacré les vingt-cinq dernières années à étudier l’islam politique contemporain. Il publie aujourd’hui, chez Gallimard, « Fitna : guerre au cœur de l’islam », qui met en perspective les événements du 11 septembre, la guerre d’Irak et les enjeux...