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Ghassan Tuéni : Le Liban est la preuve historique ininterrompue du non-choc des civilisations (photo)

«Le sujet qui m’est proposé est une habile recomposition des débats entrepris depuis plus d’une décennie : le choc des civilisations, le dialogue des cultures, enfin les limites et le sort de la mondialisation. Le tout dans une perspective de paix, hélas de plus en plus inaccessible. » C’est avec ces termes – une façon élégante de rappeler que le thème choisi par les organisateurs a été cent et mille fois visité puis revisité, de rassurer d’emblée en laissant entrevoir un éclairage inédit – que Ghassan Tuéni démarre.
Refusant d’emblée toute recherche esthétisante ou quelque rhétorique abstraite que ce soit, le rédacteur en chef d’an-Nahar va droit aux faits : « Depuis le 11 septembre, le dialogue des cultures est otage de la guerre “antiterroriste” ». Aussi, ce dialogue a-t-il perdu une de ses composantes fondamentales, « la sérénité de la raison et du cœur qui devraient l’animer ». Quant aux guerres antiterroristes, elles ont engendré « un choc des ignorances et des barbaries », qui a vite fait de prendre la place, même illusoire, du prétendu choc des civilisations. Conséquence immédiate : « Les cultures se disloquent et la rupture entre les civilisations s’accentue », le tout sur fond de mondialisation « incontournable », humaine – voire humaniste – sur le papier, « mais de plus en plus contestée et compromise. »
La « croisade » qui ne dit pas son nom est certes venue à bout de Saddam Hussein, mais elle a transformé l’Irak, insiste Ghassan Tuéni, en « vivier du terrorisme islamique ». Un vivier où grossit chaque jour un peu plus un jihad « anticroisés, avec des méthodes d’agression plus sophistiquées – de l’aveu même des Américains – que les systèmes de défense des forces de l’occupation ». À tel point que le secrétaire US à la Défense, Donald Rumsfeld, en est arrivé à penser que la guerre contre l’Irak et la lutte antiterroriste ont souffert de « miscalculation ». Cette erreur de jugement, doublée d’une « méchante rancœur » vis-à-vis de l’Onu et du reste du monde, a valu aux États-Unis « d’être pris dans une spirale meurtrière qui risque d’interdire tout dialogue ». Sans compter la légitimation par Washington, ajoute l’ancien ministre, de la logique sharonienne « qui assimile son plan de destruction et de transfert – voire, le plan Dalet – à la guerre préemptive, thèse majeure de la stratégie nationale énoncée dans le document du président George W. Bush et qui porte sa marque ».
Le piège est le même pour tous – Amérique et monde musulman – et il a pour nom « la violence ». Les États musulmans, effrayés par un Occident « américain israélisé », contraints de se réfugier dans une politique d’islamisme « qu’ils veulent non fondamentaliste et anti-intégriste », contribuent malgré eux, selon Ghassan Tuéni, à développer une logique d’opposition, « à creuser les failles des ignorances réciproques », accentuant ainsi les différences de culture. « Le dialogue devient alors un dialogue de sourds, donc un non-dialogue – mieux encore, un antidialogue. »
L’ancien PDG d’an-Nahar constate ensuite, avec un plaisir contagieux, que les États-Unis « sont bien loin d’avoir réalisé leurs rêves de direction unilatérale d’un monde globalisé ». Que leur mirage d’empire universel, leur fantasme, « semble s’être déjà évanoui dans les sables de la moyenne Asie ». Que la victoire annoncée d’avance « s’est avérée impossible ». Pour preuve, Ghassan Tuéni avance, sans aucune indulgence pour les premiers rôles au sein de la communauté internationale, le dernier Conseil de sécurité, « où le prix de l’unanimité verbale autour d’un rôle virtuel de l’Onu est cher payé à une Europe conciliante mais lointaine, et presque honteuse d’avoir accepté le marché ». Sans compter la Russie, « qui s’est contentée de montrer ses dents (des fusées atomiques jusqu’alors secrètes) », et la Chine, « qui proclame son égalité en effectuant un tour de danse dans le cosmos avant de prononcer un oui presque silencieux ». Pour Ghassan Tuéni, c’est CQFD : la force absolue pour la conduite politique ou même simplement militaire d’un monde trop complexe pour être globalisé est « inutile ».

Loin des rêves onusiens de janvier 92
Tout cela ne l’empêche pourtant pas d’annoncer que, pour atteindre la paix et ce qu’elle comporte, « il nous faut, dans la même démarche, accepter l’inévitabilité d’un hyper-rôle de la superpuissance américaine, mais déconstruire la pax americana à la mode romaine ». Deux voies possibles : la politique universelle, qui va au-delà de la diplomatie classique, et la culture identitaire, « donc nécessairement interreligieuse ».
Sur le plan politique, et pour saper le projet d’empire américain, « c’est à l’intérieur de l’Onu qu’il faut œuvrer ». Pour Ghassan Tuéni, le chemin est tout tracé – « il suffit d’y revenir » – dans les décisions de la réunion au sommet du Conseil de sécurité tenue le 31 janvier 1992, à laquelle assistaient les cinq chefs d’État et de gouvernement des membres permanents. « Nous sommes loin des rêves onusiens de janvier 1992, quand nous pensions consolider l’action des forces de maintien de la paix, étendre les prérogatives d’établissement de la paix, et même, pourquoi pas, créer enfin une force permanente de maintien de la paix à laquelle ne cessaient d’aspirer des diplomates naïfs, représentant aux conférences sur le désarmement les petites nations du Sud où les budgets d’équipement d’armées inutiles empêchaient l’investissement dans le développement économique et humain », dit-il.
Sauf qu’aujourd’hui, en Irak, plutôt que des forces des Nations unies que l’on se proposait d’envoyer pour « maintenir » la paix, « ce furent les armées américaines qui débarquèrent pour “préempter” le terrorisme, détruire des armes biologiques ou chimiques d’ailleurs introuvables et exporter une démocratie motorisée au lieu de cultiver la démocratie par le développement humain, sous la guidance des Nations unies ». C’est donc à partir d’une Onu réformée que le dialogue des cultures peut reprendre dans la paix et la sécurité. Ghassan Tuéni dixit. « Une Onu où les pays minoritaires n’auront plus la frustration de se sentir objets de dissensions et de partages, mais sujets actifs dans une concertation universelle. (...) Ainsi, se dessinerait une géographie intercontinentale rééquilibrée – mais sans retour à l’équilibre de la terreur – susceptible de se substituer à la mondialisation, aujourd’hui sauvage. »
Dans cette géographie, insiste l’ancien ministre, « le rôle de l’Europe est bien évidemment majeur ». Parce qu’elle a survécu au syndrome des guerres et des paix d’antan, ainsi qu’aux déboires de ses empires coloniaux, l’Europe (et la Méditerranée) doit servir de point de départ pour « l’entreprise ultime visant à établir une paix qui guérira le monde de la cassure entre Orient et Occident ». Les deux rives « doivent » s’unir, dit-il, mais c’est de la rive sud, « et pourquoi pas du Liban particulièrement », que « doit émerger le dialogue tant recherché par l’Union européenne ».

L’Andalousie des temps modernes
Ghassan Tuéni s’arrête ensuite sur le Liban, « l’Andalousie des temps modernes », qui, s’il venait à disparaître ou à éclater, provoquerait bien « d’autres guerres balkaniques qui marqueraient la fin de toute coexistence au Moyen-Orient, donc de tout dialogue islamo-chrétien. Le monde arabe sera alors plus islamisé, donc plus fanatisé à partir du Liban, qu’il ne le sera à partir de l’Irak ou, bien entendu, de l’Afghanistan. Car c’est au Liban, bien plus qu’en Syrie, en Jordanie ou même qu’en Palestine, que la présence politique d’une arabité chrétienne assume toute sa dimension, qui perdure depuis la Jahiliya, puis avec l’islam et l’après-islam. Donc, la preuve historique ininterrompue du non-choc des civilisations », explique-t-il.
« Ayant survécu à un demi-siècle et davantage de guerres impies dites de religion, les Libanais crient du fond de leurs cœurs pour que cessent les appels à la conversion par des hérauts de révolutions nihilistes. C’est en voulant s’approprier seul sa vérité que l’on détruit l’unique et même Dieu. J’ose dire qu’on le suicide en soi, fût-il Christ, Allah ou Jéhovah. Comme le prescrit le véritable jihad, c’est en intériorisant notre foi que l’on se rapproche de Dieu. Telle est la source du véritable amour qui est la tolérance de l’autre », ajoute-t-il.
C’est d’ailleurs sur ce même mode que Ghassan Tuéni clôturera son intervention – après avoir évoqué la triple révolution qui secoue l’Arabie saoudite, ou le prêche pour la démocratie par un jeune Khomeyni en Iran.
En citant saint Augustin le Punique : « Aime et fais ce que tu veux. Si tu te tais, tais-toi par amour, si tu parles, parle par amour, si tu corriges, corrige par amour, aie au fond du cœur la racine de l’amour. De cette racine, il ne peut rien sortir que de bon. »
«Le sujet qui m’est proposé est une habile recomposition des débats entrepris depuis plus d’une décennie : le choc des civilisations, le dialogue des cultures, enfin les limites et le sort de la mondialisation. Le tout dans une perspective de paix, hélas de plus en plus inaccessible. » C’est avec ces termes – une façon élégante de rappeler que le thème choisi par les...