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REGARD - Nada Sehnaoui : « Fractions de mémoire », installation Le mot de la fin

Fractions : bribes, miettes, parcelles, rognures. La mémoire est surtout faite d’oublis, de vides, de trous. Les souvenirs sont toujours des morceaux choisis, des anthologies hautement sélectives. La mémoire des Beyrouthins le démontre une fois de plus : aucun souvenir d’événement politique, économique, social, syndical, partisan, religieux, culturel, voire sécuritaire, sauf celui d’un participant à une «manif volante », place de l’Étoile, parmi les contributions du public à l’installation de Nada Sehnaoui au centre-ville. Et d’abord, la plupart d’entre nous ont oublié qu’il s’appelait tout simplement « la ville » : « Je vais en ville », disait-on. « Nazel al-balad ? » était l’interpellation habituelle du chauffeur de taxi-service au passager potentiel.

Ligne rouge
Nous avons oublié la topologie de Bourj, place dont un contributeur anglo-saxon dit : «Bourj doit avoir été la plus extraordinaire concentration d’activités humaines que le monde ait connu ». C’est à peine exagéré. L’installation ne se trouve donc pas à la place des Canons, mais bien à la hauteur de la place Debbas, en face du City Center dont le dôme, hideux comme une verrue sur un nez, abritait un cinéma. On l’a beaucoup amélioré en en coupant un bout. Si ma mémoire ne m’abuse, elle occupe le terrain où étaient implantés d’un côté le cinéma Shéhérazade (qui devait devenir en 1965 « Masrah Chouchou » que personne n’évoque, curieusement), de l’autre les cinémas Roxy, Dunia et, sur le trottoir opposé, Radio-City. Et cela à une époque où le cinéma était à son apogée, où la séance au moins hebdomadaire était un rite obligé.
Si certains se souviennent des cinémas, personne ne se souvient des films ni des grandes affiches peintes qui furent un art populaire à part. On se les arracherait aujourd’hui à prix d’or. Personne ne se souvient du Rivoli et de l’immense panneau du film égyptien Les divorcées qui resta en place tout au long des années de guerre. L’Opéra, le Métropole, l’Empire, le Hollywood, le Zahra n’excitent pas les papilles mnémoniques. En revanche, elles frétillent pour le Vénus où régnaient les films porno et les « coupures » de la censure projetées en catimini, « l’action » dans la salle étant souvent plus enfiévrée que sur l’écran, comme le rappelle Gérard Avédissian. Et pour Masrah Farouk, avec ses incroyables exhibitions qui électrisaient tant le public populaire que le public chic qui venait s’y encanailler. Quelqu’un évoque la chanteuse-danseuse Lubna qui permettait d’être embrassée partout, sauf, et elle tirait alors une « ligne rouge », là où vous pensez. La relation scène-salle n’a jamais été aussi directe et efficace. On y revenait aux origines foraines du théâtre.

Du « trop-plein »
au « trop-vide »
L’installation de Nada Sehnaoui et Amal Traboulsi, réalisée avec un minimum de moyens, colonise une parcelle vacante, symbole de ce « trop-vide » d’aujourd’hui qui a succédé au « trop-plein » d’hier, selon la plasticienne Tanbak qui ne se souvient que de la cohue, de la cacophonie, de la chaleur, des odeurs de transpiration lorsque sa mère la traînait par la main à travers souk Sursock, celui des fripiers, pour aller essayer de coller une pièce de monnaie sur la vitre de l’icône à la chapelle Sainte-Rita. Une autre plasticienne, Rita Awn, parle de « l’enfer de la traversée ». Ces malaises et révulsions physiques de deux fillettes sont les seules notes discordantes dans un concert de mélodies nostalgiques.

Mondes submergés
Il faut arriver à la hauteur de l’installation pour l’apercevoir : des stèles formées de piles de journaux de 70 cm de hauteur portant au sommet des copies des textes imprimés ou manuscrits envoyés aux organisatrices qui avaient lancé au public un appel au souvenir. La disposition régulière des stèles a la rigueur d’un cimetière militaire. Et c’est bien plus d’un « cimetière de la mémoire », où Beyrouth sombre corps et biens, que d’un « théâtre de la mémoire » où il revit qu’il s’agit, tant les souvenirs sont personnels, voire intimes, se réduisant souvent à des émotions et des sensations visuelles, olfactives, auditives, gustatives et tactiles. Ils sont parfois enchanteurs, toujours touchants.
À part une description systématique des rues de la capitale par R. Pringuey et des souks par Sana Ayass, la plupart des textes se délectent à égrener la litanie des souks qui font surgir de véritables mondes submergés : souk el-Franj, souk el-Samak, souk Jémil, souk Tawilé (dont Ghassan Tuéni évoque avec délectation la descente vers le siège du quotidien An-Nahar), souk Ayass, souk el-Bazerkane, souk Nouriyé, souk el-Armane, souk el-Sagha, souk el-Joukh, souk el-Ou’iyé, souk el-Ezaz, souk el-Najjarine, souk el-Khedra, souk el-Dababis, souk el-Awadem, souk Sursock, le souk aux volatiles derrière la cathédrale Saint-Georges des maronites, celui des livres scolaires usagés au voisinage du Grand-Théâtre (encore un oublié), celui des bouquinistes du dimanche à l’immeuble Lazariyé, celui des « massabeh » près d’Orosdi-Back, et Maarad, et Khan Antoun Bey. Sans oublier le « souk », sans plus, de la rue Moutanabbi, le bordel le moins appétissant du monde tant ses pensionnaires s’étaient décaties les dernières années. Même les élèves du collège du Sacré-Cœur, dont les fenêtres donnaient sur le quartier dit réservé, renonçaient à jouer aux voyeurs et hésitaient à s’y aventurer. Mais le restaurant Kobrosli, avec son « takht » de musique orientale installé dans la devanture, et le mythe de Marica, la patronne des patronnes, attiraient toujours les estomacs et les cœurs vaillants. Heureux temps où les maladies vénériennes étaient encore presque bénignes.

Les saveurs
Une constellation de souks aux odeurs inoubliables. Beaucoup en retrouvent, en écrivant, les senteurs et les saveurs. Les saveurs surtout, inoubliables. Une plasticienne encore, Nuha Radi, résume le sentiment de tout le monde : jamais plus le hommos et le chawarma n’auront le goût qu’ils avaient chez Ajami. Plusieurs, parmi lesquels l’archéologue Helga Seeden, venue à Beyrouth à l’âge de 18 ans pour ne plus repartir, salivent encore en repensant aux délices du chocolat mou de la Pâtisserie Suisse, des sorbets de Sémiramis, de la pêche Melba de l’Automatic (tous ont oublié le nom complet : Automatic Idriss), du sahlab de Gleylati, du foul de Marrouche, des falafel de Sahyoun, de la fatteh de Dandan, de la kneffé de Bohsali, des chocolats de Ghraoui, des primeurs de Halabi, du jellab, du souss, des limonades et de la achtaliyé de Aintabli à la « berké » de souk Ayass, sans compter les marchands ambulants qui proposaient les mêmes boissons, en plus du café à la cardamome bu sur le pouce dans des « chaffé », et les Soudanais toujours en faction devant leurs rudimentaires fourneaux portables pour offrir des cornets de chauds « fistok abid ».

Loupe grossissante
Les goûts – et les émotions. Pas moins de trois femmes, Amale Traboulsi, Nada Moughaizel Nasr et Mona Moukarzel, n’ont pas oublié la « fierté » du premier soutien-gorge acheté chez Zahar à souk Tawilé, rite de passage des adolescentes dans « le clan des femmes ». Pour d’autres, c’est le tissu de la robe de mariée acquis chez Kassatly qui fait encore tilt. Plusieurs se remémorent l’inévitabilité métronomique des « souliers de la rentrée » au modèle quasi immuable chez Hashem à Bab-Edriss, non loin du plus extravagant restaurant-bar de l’époque, Dimitri’s, connu des initiés mais que personne n’inclut dans son texte.
Ainsi, la plupart de ceux qui s’adonnent à l’exercice de mémoire sollicité par Nada Sehnaoui retrouvent de simples, parfois d’humbles détails de la vie quotidienne, l’ancien Beyrouth n’étant vu qu’à travers la loupe grossissante de sentiments privés solidement ancrés en eux. Bien entendu, je laisse de côté maints aspects et maintes lacunes, pour vous engager à les découvrir vous-mêmes à travers les textes. Il vaut mieux se rendre sur place à la tombée du jour et de la chaleur.
Si une ancienne habitante de la rue de Syrie à Khandak el-Ghamik (où se trouvait le siège du quotidien Le Soir) écrit : «Ma rue vit en moi », une autre se dit Beyrouthine à part entière, que ce soit dans le passé ou dans le présent : c’est sa ville et elle en jouit aujourd’hui autant qu’elle en jouissait autrefois, mais différemment.

La palme du souvenir
Mais la palme du souvenir ou plutôt de la remémoration systématique doit revenir, sans conteste, à un groupe de « mémorialistes » absents de cette installation, anciens habitants de Wadi Abou Jémil qui, dispersés aux quatre coins du monde, ont créé sur Internet un site bilingue anglais-français pour nourrir la mémoire défaillante de chacun de celle de tous les autres avec des écrits, des documents, des photos, des polémiques sur la précision de certains souvenirs, etc. Intitulé « CyberWadi, le premier État virtuel indépendant sur le Web », il exige l’acquisition de la « citoyenneté » pour y accéder. Il faut montrer patte blanche, être présenté par deux parrains, prouver qu’on a vécu à Wadi et quitté le Liban pour la mériter.
Le mot de la fin appartiendra à cette dame qui écrit à CyberWadi : « Nous qui n’avons pas cessé de bourlinguer à travers le monde, nous savons maintenant que nous avons perdu un paradis. » Quel «vieux Beyrouthin» n’en conviendrait pas ? (Place Debbas, centre-ville).

Joseph TARRAB
Fractions : bribes, miettes, parcelles, rognures. La mémoire est surtout faite d’oublis, de vides, de trous. Les souvenirs sont toujours des morceaux choisis, des anthologies hautement sélectives. La mémoire des Beyrouthins le démontre une fois de plus : aucun souvenir d’événement politique, économique, social, syndical, partisan, religieux, culturel, voire sécuritaire, sauf celui...