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Actualités - DOCUMENT

Quand un monde découvre l’autre : Tripoli vue par les chroniqueurs des croisades

Les croisades ne furent pas seulement un formidable choc militaire mettant aux prises deux mondes et opposant deux croyances ; elles furent aussi, et plus durablement, l’occasion d’une expérience culturelle inédite, le foyer où l’Occident chrétien apprit à découvrir des formes particulièrement élaborées de vie matérielle et intellectuelle dont il sut, par-delà des clivages religieux et les antagonismes politiques, enrichir sa propre vision du monde et nourrir les thèmes de ses œuvres d’art. Pour se faire une idée de la résonance profonde que l’Orient musulman a laissé dans la pensée et dans l’imaginaire de l’Européen du Moyen Âge, il suffit de songer à la place éminente que la haute figure de Saladin occupe dans l’œuvre la plus puissante et la plus achevée de la littérature médiévale, la Divine Comédie, où, pour la première fois dans l’histoire des relations entre la chrétienté et l’islam, se trouve non seulement envisagés mais déjà vigoureusement esquissés, dans la perspective d’une démarche humaniste, un mode de perception intellectuelle et une approche morale qui brisent les exclusives et dépassent les refus. Une telle attitude n’eut point été possible si, pendant deux siècles, dans l’intervalle des guerres mais aussi jusque dans la fureur même des combats, Francs et musulmans n’avaient appris à se connaître et à se rencontrer autour de valeurs communes, échangeant les biens de l’esprit, infléchissant leurs sensibilités respectives et les remodelant les unes au contact des autres. Dans cette trame délicate et précieuse, fragile et pourtant résistante, le Liban a occupé une part privilégiée, grâce notamment à sa position géographique et surtout à l’importance de ses villes côtières, qui purent alors reprendre leur fonction quelque temps interrompue, de façade du Proche-Orient sur le monde européen. Trois villes devaient, à cet égard, jouer dans les États créés par les Francs, un rôle capital : Tyr, Beyrouth et Tripoli, y laissant d’innombrables vestiges dans l’architecture, l’épigraphie, la numismatique, mais aussi maints témoignages dans l’historiographie de l’époque, tant musulmane que franque. Sans ces témoignages, des documents indispensables à la connaissance du Liban médiéval et des communautés qui y vivaient et qui sont, dans leurs composantes essentielles, celles mêmes qui constituent le Liban aujourd’hui, nous feraient défaut. D’autre part, dans le cas d’une ville comme Tripoli, de population musulmane mais vivant dans le voisinage immédiat de la montagne maronite, la confrontation des deux mondes s’en trouvait nécessairement stimulée et ne pouvait qu’y gagner en exemplarité. De là, pour l’anthropologue comme pour l’historien des mentalités, la valeur unique des textes que nous ont légués deux siècles d’activité historiographique. Si la présence franque n’aura été, en fin de compte, selon l’expression de M. Ernest Will, qu’un «interlude», du moins cet interlude fut-il le point de départ et comme l’ébauche d’un laboratoire d’accumulation, d’un jeu d’influences et d’échanges, propre à éclairer plus d’un aspect de la longue et complexe histoire des rapports entre la civilisation de l’Occident chrétien et celle de l’Orient islamique. La ville dont Raymond de Saint-Giles entreprit de faire la conquête était une cité prospère qui, depuis l’époque du califat omeyyade, n’avait cessé de se développer. Très nombreux sont les documents arabes ou persans qui témoignent des phases et des aspects les plus caractéristiques, ou simplement les plus curieux, de l’essor de la ville dans les siècles qui précédèrent sa prise par les Croisés et à la veille même de leur entrée. C’est ainsi que Nassiri Khosrow la décrit, dans son Séfer Nameh («Livre du voyage en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Arabie et en Perse, 1045 – 1052»), comme une ville de vingt mille habitants, ayant sous sa dépendance de nombreux cantons et villages, et où l’on fabrique un «bon papier semblable à celui de Samarkand mais de meilleure qualité». De son côté, Ibn Chaddad note qu’elle «rivalisait en jardins avec Damas», en même temps qu’à l’instar de nombreux autres historiens, chroniqueurs et voyageurs, il se montre impressionné par sa «puissante muraille». Sur la population de la ville, il est intéressant de relever qu’al-Yaakoubi parle d’une population d’origine persane implantée par le califé Moawiya, ce qui souligne au moins, une fois de plus, la complexité du problème des ethnies au Liban et, en particulier, celui des apports respectifs de l’élément sémitique et de l’élément indo-européen, tant dans l’Antiquité que tout au long du Moyen Âge et même jusqu’à l’époque moderne. Entrés à Tripoli en 1109, les Croisés s’y maintinrent jusqu’en 1289, soit deux ans seulement avant le départ des derniers contingents de Saint Jean-d’Acre (1291). Aussi toutes les institutions tant séculières que religieuses des Francs purent-elles s’y développer longuement, ce qui rend possible une histoire «institutionnelle» encore plus riche d’enseignement que l’histoire «événementielle», si fertile que soit cette dernière en péripéties dramatiques et en faits mémorables. S’ajoutant aux nombreuses chartes et bulles pontificales, les textes des historiens permettent de reconstituer de manière précise la vie matérielle et la physionomie humaine d’une ville qui, plus peut-être que toutes celles qui vécurent dans la mouvance du royaume de Jérusalem et des principautés qui en étaient les vassales, participa pleinement à l’expérience de transplantation juridique et culturelle opérée en terre d’Orient par les chevaliers francs, tout en se prêtant complaisement à toutes les séductions propres à adoucir la rudesse des mœurs de ses maîtres et à établir entre conquérants et conquis, plus forte que le fracas des armes, la complicité du sourire qui, derrière l’ennemi, permet de deviner l’homme et de partager ainsi avec lui les biens communs de l’humanité. Jean SALEM « Le Livre et Le Liban » Paris 1982
Les croisades ne furent pas seulement un formidable choc militaire mettant aux prises deux mondes et opposant deux croyances ; elles furent aussi, et plus durablement, l’occasion d’une expérience culturelle inédite, le foyer où l’Occident chrétien apprit à découvrir des formes particulièrement élaborées de vie matérielle et intellectuelle dont il sut, par-delà des...