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Actualités - ANALYSE

« Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre ! »

Des mots, choisis selon l’arbitraire de l’alphabet – celui qui évite au hasard, disait Roland Barthes, d’engendrer des monstres. Des mots, que le secrétaire général sortant de l’OIF commente, plus ou moins brièvement, dissèque, zappe, avec des phrases qui font mouche, des souvenirs qui reviennent ou un sourire qui se devine. Pour un peu mieux le connaître. Mieux : pour le connaître autrement : Boutros Boutros-Ghali de A à Z. ARGENT. « Cela m’inspire le respect. Mais pas beaucoup d’intérêt. » Pourquoi du respect ? « Parce que grâce à l’argent, on a une certaine garantie, une certaine facilité de vie. Mais de là à courir pour de l’argent, non. » Cela n’a jamais été votre moteur ? « Non. J’ai eu la chance d’avoir hérité. D’être né riche, malgré la réforme agraire de Nasser. » ARAGON. « Il ne me dit rien... » Et la poésie en général ? « Ah là oui. Si vous me parlez du Cimetière marin... “Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre !” » C’est de qui ? « Paul Valéry. » Vous aimez beaucoup Valéry. « Oui. Et Ahmed Chawki. » C’est la diversité cutlturelle en vous qui parle ? Vous allez, aux côtés du français et de l’égyptien, citer un Japonais, un Africain, un Américain ? « Non. Mes affinités se sont limitées à la poésie française et arabe. » BEYROUTH. Quel(s) rapport(s) avez-vous avec Beyrouth ? « Très sentimental. Je connais très bien Beyrouth. J’étais au casino de Sofar en septembre 1939 quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté. J’ai connu plusieurs générations de dirigeants libanais. » Vous y êtes chez vous... « Certainement. » Cela vous est arrivé de détester Beyrouth ? « Non, jamais. » Les rues de Beyrouth, vous les connaissez ? « Oui, mais j’ai oublié. Je suis venu dans le cadre de missions secrètes pendant la guerre civile. J’étais avec Oussama (Baz) dans une voiture rapide, on traversait sans cesse les lignes de démarcation, avec l’armée qui nous protégeait. Je ne cessais de dire à Oussama que nous allions finir à l’hôpital en continuant à rouler aussi vite... » CLINTON, BILL. « Je l’ai connu, j’ai eu l’occasion de négocier avec lui. C’est un personnage intéressant, qui a une certaine intelligence, une certaine originalité. Je ne l’ai pas aussi bien connu que le président Carter par exemple. » Vous lui en voulez à Bill Clinton ? « Non. Dans la mesure où les Américains m’ont débarqué (de l’Onu), ça fait partie de la politique... » Vous avez compris pourquoi l’Administration Clinton (et Madeleine Albright en particulier) vous ont traité de « mégalomane prétentieux et incapable » ? « Vous connaissez cette vieille nokta (blague) égyptienne... “He was saying yes. He was supposed to say yes Sir (Il disait oui, alors qu’il était supposé dire oui monsieur)”. Il ne lui en veut pas, donc. « En politique, vous n’avez pas à en vouloir. Si vous acceptez de faire de la politique, vous devez accepter à l’avance les attaques, les mises à la porte. Les attaques que j’ai subies lorsque j’ai postulé un second mandat à l’Onu sont beaucoup moins graves que celles dont j’ai été la cible lorsque j’ai été avec le président Sadate à Jérusalem en 1977. On m’avait traîté de traître, alors que là-bas on a dit que ce que je voulais, c’était diriger les États-Unis, c’est tout. » Insensé... « En Europe, lorsque vous voulez signifier votre mécontentement, on siffle. Chez moi en Égypte, comme nous avons du sable, nous faisons du bruit avec nos souliers. En Amérique, on fait bouuuh. Et mon nom est Boutros. Alors j’entendais : “We will never accept that mister Bouuuhtros....” Et les bouuuh prenaient le dessus. J’ai dit au sénateur Dole que c’était du pur racisme. Il m’a répondu qu’il avait besoin de ces bouuuh pour avoir des voix. » CARTER, JIMMY. Son prix Nobel vous inspire quoi ? Boutros Boutros-Ghali reprend la presse, rappelle que ce prix est surtout politique, anti-Bush. « Oui, il le mérite vraiment. » Pourquoi ne le lui a-t-on pas donné en 1979 ? « Parce que de 1979 à ce jour, il a fait beaucoup de choses. En Yougoslavie, en Haïti, en Afrique. » Ça vous plairait, un Nobel ? Ou vous estimez que c’est un hochet de plus ? « Certains prix ont une valeur qui correspond à différents âges, différentes périodes. Le Nobel m’aurait intéressé au moment où j’étais secrétaire général de l’Onu. » DIEU. Existe-t-il ? « Certainement. Il vous inspire une certaine quiétude. Vous amène à penser à l’éternité, à relativiser les choses de ce bas monde. » Copte, profondément imprégné de culture islamique, marié à une catholique d’origine juive... Combien de dieux avez-vous ? « Je pense que c’est le même Dieu. » DIABLE. Existe-t-il lui aussi ? « Écoutez, j’ai vu le Saint-Père, et je lui ai demandé comment il expliquait ces massacres en terres catholiques au Rwanda. Il m’a répondu que c’était le démon qui s’était emparé de ces peuples. C’est la réponse d’un saint homme. » Vous vous moquez ? « Non, je ne me moque pas. Tout d’un coup il peut y avoir un mal qui s’empare de tout un peuple... » Vous y croyez alors ? « Vous savez, Dieu, le Diable, sont beaucoup plus des symboles qui expliquent certaines réactions. » DÉMOCRATIE. Vous y croyez ? « Certainement. C’est un système qui donne un minimum de garanties pour les libertés, pour éviter les injustices, le système autoritaire. Vous avez un sentiment de participation important. » Et lorsque tout un peuple ou presque pense que son pays n’est pas démocratique, malgré ce que ses dirigeants prétendent, qu’est-ce que vous lui conseillez de faire ? Parlons des Libanais par exemple. « Je ne peux pas donner un conseil. À chaque peuple sa propre spécificité. C’est à vous de savoir ce qui sera plus grave. De nouveau une confrontation, ou l’attente que l’évolution vienne d’elle-même. Ce n’est pas facile. » Mais comment faire lorsque l’on n’est pas sûr que l’évolution puisse arriver ? « Je pense que tôt ou tard, elle viendra. » Vous êtes très sage. « Non, mais je crois que face à la mondialisation, à cette ouverture, c’est un phénomène irréversible. » La démocratisation ? « Un minimum de démocratisation. Vous ne réalisez pas que vous avez un système démocratique. C’est formidable que vous puissiez vous exprimer, critiquer. Il y a des pays où cela est interdit. » EUTHANASIE. « C’est une folie née contre... Ils voulaient éliminer certains éléments d’une société qu’ils considéraient comme négatifs. » Mais si quelqu’un le souhaite profondément, vous légiféreriez pour ou contre ? « Je ne peux pas répondre. Je déteste les généralisations. Ça dépend de la maladie, quelles sont les circonstances, les responsabilités, les conséquences pour la famille... » FIDÉLITÉ. « Je pense que c’est extrêmement important si vous avez des principes à défendre. » Vous avez toujours été fidèle à vos principes politiques ? « Je n’ai pas changé. J’ai eu des illusions. Étudiant, j’étais persuadé que je verrais les États unis arabes. j’ai écrit sur le fédéralisme arabe. Aujourd’hui, je sais qu’il faudrait plusieurs générations. » Et au niveau personnel ? « Je ne dois pas me mêler des affaires intérieures d’un État, vous le savez. Et je ne dois pas non plus aborder les affaires intérieures d’une personne. » Superbe. GOURMANDISE. « Non. » Vous n’êtes pas gourmand ? Gourmet ? « Oui, si vous voulez... » C’est comme vous voulez... « La nourriture, vous savez... Ni gourmand ni gourmet. » Les nourritures terrestres, pour reprendre Gide, vous parlent plus ? « Certainement. Ça m’intéresse plus. » Vous avez lu Gide ? « Beaucoup. » Vous aimez ? « À 18 ans, je lisais les Nourritures terrestres. » Nous avons tous été des Nathanaël... « Nathanaël je t’enseignerai la ferveur. » GAMAL. Le prénom. « Ça veut dire beauté. » Et Abdel-Nasser ? « Moi j’ai bien aimé sa politique extérieure. Beaucoup moins sa politique intérieure. » HASARD. Vous y croyez ? « Je crois qu’il est façonné en grande partie par la volonté, politique notamment. » On peut en jouer comme on veut, alors, il n’y a pas de “maktoub”. « Un maktoub que l’on peut contenir, maîtriser. » IDÉOLOGIE. Elles vous font peur, les idéologies, ou vous les recommandez ? « C’est important. Les peuples ont besoin d’idées mobilisatrices. » C’est pas dangereux ? « Non. » On a beaucoup tué au nom d’une idée. « On a beaucoup tué aussi sans aucune idée. » JOURNALISME. « J’ai créé des revues, j’ai écrit régulièrement, j’ai été pendant longtemps un journaliste. Ça m’a aidé à sortir de ma tour d’ivoire lorsque j’enseignais à l’université. » KAFKA. « Ça me rappelle l’administration de mon pays. » Restez un peu au Liban, vous verrez... « Toute une partie du monde souffre de ce mal. » LUMIÈRE. Vous aimez la lumière ? « Oui, j’appartiens à un peuple du soleil, je suis méditerranéen. » Et le jour où vous ne serez plus sous la lumière des projecteurs internationaux, cela va vous manquer ? « Je crois que je serai toujours sous les projecteurs internationaux. Ce n’est pas du tout de l’orgueil. » Vous n’avez pas envie d’aller cultiver votre jardin, sans que personne vous regarde ? « Je le cultive. Chacun a son jardin secret malgré les projecteurs. » MÉTISSAGE. « Ça me rappelle Senghor. Ca a du bon, c’est important. » C’est nécessaire ? « Rien n’est nécessaire. » Dont acte. MITTERRAND. « Je l’ai connu. Il avait énormément de charme politique. j’ai connu beaucoup de chefs d’État de par mon métier, et parmi ceux qui m’ont attiré, il y a Mitterrand. Comme Mandela par exemple. » Les défauts politiques de Mitterrand vous attiraient autant que ses qualités ? « C’est son côté homme de culture qui m’intéressait. Et le soutien qu’il m’a apporté pour mon élection aux Nations unies. Nous avions de longues conversations. » Un souvenir personnel marquant ? « Il aimait se promener chez les bouquinistes des quais de Seine, et un jour, il a découvert un livre écrit vers 1910 par mon oncle, Wassef Boutros-Ghali – Les perles éparpillées –, sur les traditions chevaleresques des Arabes. Il l’a acheté et me l’a envoyé avec une lettre. On ne peut être que touché. » NATIONALISME. « C’est une réalité importante. Parce que l’État-nation va encore compter pendant tout ce siècle. » Vous lui prédisez un long avenir... « Oui. » OPÉRATIONS DE PAIX. « Certaines ont réussi, d’autres ont échoué. » Faut-il qu’elles continuent ? « Nous n’avons rien trouvé de mieux. » Peut-on ? « Certainement. Il faut mettre la même imagination pour trouver des solutions pacifiques aux conflits internationaux que celle qui transforme la vie grâce à Internet, ou celle qui change la mode, ou celle qui permet d’inventer de nouvelles brosses à dents. » POLITIQUE. Vous l’aimez toujours autant ? « Oui. » Vous l’aimerez toujours ? « Je suis un animal politique. J’ai aimé le côté culturel de la politique. J’ai été un professeur de sciences politiques et de relations internationales pendant trente ans. J’ai écrit sur le pouvoir, sur la pensée politique islamique, des manuels de sciences po. La politique m’a intéressé aussi bien par son côté théorique, académique, que journalistique et sur le terrain. » Elle vous a aimé autant que vous l’aimez, la politique ? « Avec des hauts et des bas. C’est ça la politique. Rien n’est sûr. Si j’ai l’occasion d’en refaire ? Je referai la même chose. Mais je voudrais apprendre deux choses supplémentaires : une langue (l’espagnol) et un instrument de musique. Ça m’aurait donné une arme en plus. » QUARTETTE. Puisqu’on parle de musique, ça vous fait penser à quoi un quartette ?... « Je pense à celui qui s’occupe des problèmes du Moyen-Orient... Du moins, celui qui est supposé s’en occuper. » RENONCEMENT. « C’est important. C’est une forme de sagesse. » Vous avez souvent renoncé ? « Un peu. » Bon gré ou mal gré ? « Non. Mal gré... J’ai un tel appétit de la vie. » SEPTEMBRE. Comme 11 septembre. « Il n’y avait pas le septembre noir ? Il faut relativiser le 11 septembre. Il y a eu tellement d’autres événements beaucoup plus graves. En influence aussi bien qu’en nombre de victimes. Il y a eu Hiroshima et Nagasaki. » Vous ne pensez pas, comme beaucoup, que ça a changé la face du monde, le 11 septembre ? « Pour cela, il faut du recul. » SAISON. Laquelle vous préférez ? « J’aime bien l’automne. À Alexandrie. » TROUVER. Vous avez toujours trouvé ce que vous avez cherché ? « Vous savez, ça me rappelle une confession... » Vous avez certainement beaucoup cherché dans votre vie, vous allez certainement continuer longtemps, vous avez trouvé à chaque fois ? « J’espère pouvoir encore chercher longtemps. Je pense que si on cherche vraiment, vraiment, on trouve toujours. » C’est plus important de chercher ou de trouver ? « Je crois qu’il y a une relation dialectique entre ces deux mots. L’un ne va pas sans l’autre. » TUTELLE. Cela vous inspire quoi ? « Cela me rappelle le Conseil de tutelle, le néocolonialisme. » VÉRITÉ. Y en a-t-il une ou plusieurs ? « Plusieurs. » Et ceux qui prétendent qu’il y en a qu’une ? « C’est un certain unilatéralisme. » W. Comme George W. Bush. « Non. W, ça me rappelle mon oncle Wassef. » Et celui de la Maison-Blanche ? Rien ? Bien. « Si vous me demandez qui je préfère des deux, je vous dis mon oncle, qui a influencé ma jeunesse. » X. Comme l’antiretour à l’ordre moral. Ce retour que l’on voit beaucoup en ce moment, surtout en France. « Cela m’inquiète. Cela vous ramène au villages, aux clochers, aux minarets, aux fondamentalismes. » Doit-on tout permettre ? « Je n’ai pas dit cela. Ce sont deux extrêmes. Il faut faire juste attention. » YOUGOSLAVIE. « Une grande tristesse. Je l’ai connue en État fédéral avec Tito. Puis la Yougoslavie qui s’entretuait. » La partition est une bonne solution pour la paix ? « Certainement pas. Mais il faut espérer qu’avec une bonne intégration dans l’UE dans les prochaines décennies, nous revenions à une espèce de synthèse. » ZORRO. Vous croyez en l’homme providence ? « Il y a. Avoir la chance d’avoir en même temps deux grands chefs, c’est une belle solution. De Gaulle et Adenauer ont mis fin à trois guerres. De Clercq et Mandela ont mis fin à l’apartheid. Sadate et Begin ont joué un rôle très important. It takes two to tango... » Z.M.
Des mots, choisis selon l’arbitraire de l’alphabet – celui qui évite au hasard, disait Roland Barthes, d’engendrer des monstres. Des mots, que le secrétaire général sortant de l’OIF commente, plus ou moins brièvement, dissèque, zappe, avec des phrases qui font mouche, des souvenirs qui reviennent ou un sourire qui se devine. Pour un peu mieux le connaître. Mieux : pour...