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Actualités - REPORTAGE

REPORTAGE - Une banlieue de Beyrouth qui conjugue modernité et traditions Bourj Hammoud, ou la transformation d’un petit bourg en place commerçante(PHOTOS)

Au début il y avait une tour (bourj) et rien qu’une tour dans un terrain vague. Elle appartenait à l’une des rares familles qui habitaient la région : les Hammoud. Aussi, désignait-on cette zone par Bourj Hammoud. Plusieurs familles libanaises résidaient au début du siècle dernier dans la localité, qui a connu son essor quelques dizaines d’années après l’arrivée des Arméniens qui fuyaient le génocide de 1915. Ils y ont construit des quartiers qu’ils ont baptisés du nom de leur village d’origine en ajoutant l’adjectif « nor », qui signifie en langue arménienne nouveau. À Bourj Hammoud, aujourd’hui, on vit et évolue dans des secteurs appelés Nor Marach, Nor Adana, ou encore Nor Sis. Ils ont quitté leur terre démunis de tout. Et pour gagner leur vie, ils ont exercé de petits métiers artisanaux. Certains se sont mis à travailler le cuir et les étoffes ; ils sont devenus cordonniers, tisserands, ou couturiers. D’autres, plus nantis, ont repris le métier de leurs parents qui ciselaient l’or. Aujourd’hui, Bourj Hammoud représente une superficie de trois kilomètres carrés, et s’étend de la zone industrielle, sur le front de mer non loin de Dora, jusqu’au quartier de Nabaa. Elle compte environ 180000 habitants. Ici divers commerces ont pignon sur rue, notamment des bijouteries, des boutiques de maroquinerie et de prêt-à-porter, des galeries d’ameublement… C’est aussi à partir de cette localité que diverses industries exportent leurs produits vers l’étranger : des tissus, des vêtements, des chaussures, des bijoux… La zone compte 30 écoles, 28 églises et maisons de culte, 22 organisations humanitaires, 3 asiles, un stade municipal, un conservatoire, 5 salles de cinéma, 7 théâtres, un centre de presse, 10 imprimeries et les sièges de diverses associations caritatives. Bourj Hammoud, selon ses habitants, ses commerçants et ses industriels qui ont décidé malgré les possibilités qui se sont ouvertes à eux de partir et de s’installer dans d’autres villes du pays, est un lieu sûr. Ici tout le monde se connaît ; il n’y a pas d’étrangers, et la région est bien gardée la nuit. Les risques de vols ou d’autres délits est donc bien plus réduit qu’ailleurs. Le conseil municipal présidé par M. Antranik Mesrelian mise sur cette sécurité et emploie au quotidien une centaine de gardiens. M. Mesrelian tient à embellir sa banlieue et à rendre la vie de ses habitants plus facile. Ainsi, des façades de vieux immeubles ont été restaurées. D’autres suivront. En l’espace de quelques années, la localité s’est dotée d’une nouvelle infrastructure : éclairage, canalisations des eaux usées, etc. L’industrie va mal Le président du conseil municipal parle de deux grands projets qui lui tiennent à cœur et qu’il espère réaliser avant la fin de son mandat: doter Bourj Hammoud d’un véritable parking moderne et d’un centre culturel et sportif. M. Mesrelian expose fièrement les plans de ce centre. Il espère réunir les fonds nécessaires, qui se chiffrent à plusieurs millions de dollars, pour réaliser ses projets. Il n’oublie pas de citer des réalisations qu’il estime de moindre importance, mais qui ont changé la vie des habitants, notamment la création d’un jardin public, et le réaménagement des deux places principales. La municipalité de Bourj Hammoud fête cette année ses cinquante ans. Une promenade dans les vieux quartiers et dans les souks de la ville vaut bien le détour. Optez pour une journée pas trop chaude et flânez. Vous pouvez encore observer les tanneurs dans leurs échoppes ou bien quelques cordonniers à l’œuvre, installés sur le trottoir devant leur petit atelier. Dans les rues étroites, vous découvrirez toutes sortes de boutiques qui vendent des objets à des prix imbattables: tissus, nappes, électroménagers, articles de décoration, faux bijoux, et d’autres, beaucoup d’autres marchandises. Les bijoutiers de Bourj Hammoud, qui possèdent des ateliers et des dépôts aussi bien gardés que la Bourse de diamants d’Anvers, exposent leurs produits dans l’artère principale, à quelques mètres du secteur le plus populaire. Bijoutiers et industriels de la zone se plaignent d’un marché qui se porte mal et appellent à la protection des produits fabriqués au Liban. Varouj Sarkissian, propriétaire d’une usine de confection de prêt-à-porter Barley, importait durant les années quatre-vingts ses tissus de France et d’Italie et revendait des produits finis pour les pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite, la Jordanie, l’Irak, et la Syrie. Il a ouvert son premier atelier en 1972, avec douze employés. « Les circonstances » l’avaient obligé à laisser tomber ses études de médecine. Mais qu’importe, il a appris à aimer l’industrie du prêt-à-porter. Né à Bourj Hammoud, il se souvient surtout de la couture et de la confection qui se faisaient dans la plupart des maisons, ou encore dans de petits ateliers installés dans des chambres de bonne. Il n’y avait pas d’usine et à l’entendre parler, on sent le respect que M. Sarkissian porte aux personnes qui travaillent de leurs mains. «À Bab Idriss, il n’y avait que les tailleurs arméniens qui confectionnaient des costumes sur mesure », dit-il, fier. Au pic de sa production, avant les années quatre-vingt-dix, le chef d’entreprise, propriétaire de l’une des plus importantes usines de confection de la localité, employait plus de 250 personnes. Ce n’est pas le cas actuellement. «Il faudra que le gouvernement protège les industriels, qu’il édicte des lois qui facilitent la production», indique-t-il. Des lois désuètes Gérard Barsoumian, propriétaire des boutiques et de l’usine Souliers Gérard, est du même avis. Son métier, il le tient de son père qui avait appris à confectionner des chaussures à l’orphelinat et qui avait ouvert ensuite un magasin à la rue Maarad. M. Barsoumian a pris la relève durant les années soixante. Secondé par son frère cadet, il a modernisé l’atelier et ouvert des magasins dans diverses localités du pays. Son fils, qui a achevé il y a quatre ans des études de génie, travaille actuellement dans l’entreprise familiale. En construisant les nouveaux locaux de son usine, à la fin des années quatre-vingt, M. Barsoumian avait plusieurs projets, mais la guerre l’a empêché de les réaliser, et la prospérité n’est pas venue avec la paix. Mais il ne baissera pas les bras pour autant. Le chef d’entreprise parle avec passion de son métier. « La plupart des Arméniens sont doués pour les métiers artisanaux », indique-t-il fièrement, relevant que « même si le travail s’est modernisé, la fabrication de chaussures préserve son cachet artisanal». «Dans ce métier, la compétence compte beaucoup», indique-t-il encore à ceux qui visitent l’atelier. Vasken Hadidian, responsable de la joaillerie qui porte son nom, a beaucoup de regrets. Sa famille, qui a appris à ciseler l’or sous l’empire ottoman, a installé ses magasins à Bourj Hammoud avec le début de la guerre, qui a marqué la fermeture du souk des joailliers à Beyrouth. Il fallait repartir de zéro. L’atelier a fermé ses portes depuis longtemps. Le joaillier estime qu’avec la situation du pays, il est de loin plus rentable de s’adresser à de petits artisans ou encore à l’étranger. À la fin de la guerre, M. Hadidian avait rêvé d’installer à Bourj Hammoud, avec des partenaires étrangers, un immense atelier. Mais, avec l’ouverture opérée ces dernières années par les pays du Golfe, il est de loin plus rentable d’ouvrir boutique en Arabie saoudite ou à Dubaï. « Le Liban, avec ses lois désuètes, est incapable de faire face à la concurrence, les taxes sont élevées et les crédits bonifiés complètements absents », explique-t-il. M. Hadidian s’indigne. Il n’a pas encore digéré le coup des actions que Solidere lui avait remis en échange des magasins détruits à Beyrouth. « Ce métier se transmet dans ma famille depuis quatre générations, mais ma fille ne veut pas prendre la relève.» « On a misé sur le Liban et l’on paie le prix actuellement. Mais il est trop tard pour revenir en arrière », dit-il. Puis le joaillier se calme, se met à parler de savoir-faire, de goût qui joint celui de l’Orient et de l’Occident… Les industriels et commerçants arméniens n’ont pas oublié que leurs pères – venus dans les premières années du siècle dernier – sont repartis de zéro et ont fait fortune, en travaillant avec leurs mains et en misant sur un savoir-faire qui se transmet d’une génération à l’autre. L’économie se porte mal actuellement, mais qu’importe, industriels et commerçants de Bourj Hammoud sont conscients qu’ils possèdent une habileté vieille de plus d’un siècle. Une qualité que ni l’exil ni les difficultés financières ne peuvent leur ôter. Confectionner des chaussures sur mesure : le rêve Dikran et Garo Abrahamian, père et fils, tiennent un atelier de confection de chaussures. Un artisanat dans la famille, depuis 1922. « Mon père était orphelin. Pour gagner sa vie, il a commencé très jeune à travailler. Puis il a ouvert un atelier ici à Bouj Hammoud », indique Dikran, ajoutant que lui aussi a commencé jeune dans le domaine de la confection des chaussures de toutes sortes. « Quand j’ai débuté, mon père m’a obligé à balayer l’atelier », dit-il, expliquant que pour pouvoir tenir un commerce il faut toujours commencer au bas de l’échelle. D’ailleurs, c’est de cette manière qu’il a lui-même agi avec ses fils et neveux qui sont venus travailler à l’atelier. « C’est la seule manière de connaître et d’apprécier la valeur du travail bien fait », dit-il. « Une personne qui prend en charge une entreprise devrait être au courant de tous les détails », explique-t-il encore. Dikran, octogénaire, ne regrette pas la modernisation : « Avant, quand on travaillait toutes les chaussures à la main, c’était salissant et de loin plus fatigant », raconte-t-il. Dans l’atelier des Abrahamian, les machines ont été installées en 1967. Et le commerce s’est agrandi. Actuellement, il fait vivre onze familles. Garo, la quarantaine, regrette le travail à la main qu’il a à peine connu. Il se souvient pourtant de l’ancien atelier et exhibe fièrement sa photo, assis à côté d’une machine à coudre, alors qu’il était âgé de deux ans. Garo, diplômé en gestion d’entreprises, n’a pas appris le métier à ses enfants. «Il faut bien vivre d’autre chose, évoluer», dit-il. Son rêve à lui, il sait qu’il ne le réalisera pas. Il aurait souhaité travailler dans le haut de gamme, fabriquer à la main des chaussures sur mesure et rien que ça. Mais Garo sait que ce genre de marché de luxe n’est pas rentable et n’est pas très prisé à Bourj Hammoud. Un artisanat qui raconte l’histoire de l’Arménie Non loin de la rue Arax, un bel artisanat tenu par la Croix du secours arménienne (relevant du parti Tachnag) expose nappes, draps, chemins de table, et d’autres objets finement travaillés à l’aiguille. Sur les nappes et les draps dépliés, on découvre les histoires et les traditions du peuple arménien. Ici, c’est un oiseau de feu qui se pose pour raconter des histoires qu’il rapporte d’Arménie. On brode également des tortues, symbole d’éternité, et des fleurs arméniennes bien particulières, qui incarnent l’immortalité. Tous les dessins portent les couleurs de l’Arménie : le bleu pour le ciel, le jaune pour le blé et le rouge pour le sang des martyrs. Depuis des siècles, on reproduit les mêmes dessins, les mêmes points d’aiguille, ceux de Ayntab, d’Urfa, de Sevag. Des localités que les Arméniens du Liban ont été obligés de quitter au siècle dernier. Mais la manière de travailler n’est pas restée immuable ; elle s’est modernisée. Autrefois on utilisait le fuseau et des matières plus nobles. D’ailleurs, l’artisanat de la Croix du secours arménienne expose, sans pour autant vendre, des objets travaillés au cours du XIXe siècle. Pour exécuter ses travaux, l’artisanat arménien emploie des maîtresses de maison dans le besoin. Rares sont les jeunes filles qui ont appris la broderie. À ne pas manquer : les spécialités culinaires de la localité Une promenade à Bourj Hammoud restera incomplète si on ne s’arrête pas devant une boulangerie, un traiteur ou un restaurant pour déguster les spécialités arméniennes. Certains viennent là uniquement dans le but de déguster sur place ou de rapporter à la maison des spécialités d’Arménie. Et elles sont nombreuses. On n’oublie pas la « kebbé harra » bien épicée, le soujouk et le basterma, charcuteries à base de viande de bœuf, ou encore la lahmé beajine, à la pâte ultrafine et à la farce bien épicée arrosée de jus de citron. Mais, il y a d’autres, beaucoup d’autres spécialités. Le subereck par exemple. Tous les vendredis midi, ce plat sans viande, est disponible dans divers restaurants. Pourtant certaines familles arméniennes le préparent les dimanches ou les jours fériés, car ce mets traditionnel nécessite beaucoup de temps et de travail pour être confectionné. Imaginez une pâte pétrie durant des heures, finement étalée ensuite de l’épaisseur d’une feuille de papier. Dans un plateau allant au four, on étend les morceaux de pâte l’un au-dessus de l’autre, séparés par une couche de beurre et de deux genres de fromage râpé. La « manté » est un plat consistant à base de pâte, un peu semblable au chich barak. De toutes petites boules de pâte sont farcies de viande hachée, placées côte à côte dans un plateau allant au four. Une fois bien grillées, elles sont arrosées d’une sauce à base de yaourt, d’ail, d’épices et de pignons. Bourj Hammoud est aussi un marché aux épices. C’est là que l’on peut se procurer divers genres de concentrés de piment rouge, de piment rouge en poudre ou encore d’olives farcies de cette même épice si chère aux Arméniens. Les restaurants, comme tous les autres fonds de commerce de la localité, demeurent des entreprises familiales, mis à part Varouj, l’un des restaurants les plus renommés de Bourj Hammoud. Quelques tables, de la lumière tamisée, d’épais rideaux et des mets jouissifs. Depuis qu’il a débuté au début des années soixante-dix, Varouj, l’homme qui a donné son nom au restaurant, travaille pour le plaisir. Et la clientèle le sait. Elle vient de tous les quartiers de Beyrouth pour passer une agréable soirée. Varouj se souvient qu’il a été l’un des premiers à ouvrir un restaurant dans la localité, dans une ruelle perpendiculaire à la rue Arax. Au début, ce sont les jeunes du quartier qui venaient se restaurer et puis la clientèle s’est diversifiée pour englober des artistes et surtout des politiciens. Malgré la maladie qui l’a obligé à fermer le local durant plusieurs mois, il y a deux ans, Varouj tient toujours à faire lui-même la cuisine et à recevoir les clients. Il a préféré ce petit endroit de Bourj Hammoud à un restaurant de deux étages qu’il avait ouvert durant les années quatre-vingt-dix à Jal el-Dib. Pour lui, il est préférable de rester en famille, entouré de ses vieux amis, dans le quartier qui l’a vu naître et grandir. Patricia KHODER
Au début il y avait une tour (bourj) et rien qu’une tour dans un terrain vague. Elle appartenait à l’une des rares familles qui habitaient la région : les Hammoud. Aussi, désignait-on cette zone par Bourj Hammoud. Plusieurs familles libanaises résidaient au début du siècle dernier dans la localité, qui a connu son essor quelques dizaines d’années après l’arrivée des...