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Actualités - OPINION

Bloc-Notes Le « Saint-Georges »

À vrai dire, il me manque toute l’année, ce satané Saint-Georges dont les dernières images, pour ainsi dire « entières », appartiennent à la période de « la guerre des hôtels », si brève et si bruyante à partir de la nuit tombée. Si lumineuse aussi pour qu’il l’observait du haut des étages de la ville, comme planqué pendant l’incendie vespéral. C’est dire qu’il cessa d’exister à l’automne 1976 pour devenir cette bâtisse calcinée et morte que l’on vit par la suite et qui restait pour certains un symbole, une métaphore de la destruction générale. Car l’hôtel Saint-Georges représentait pour plusieurs générations le souvenir d’un mode de vie qui, pendant les dernières années du mandat et pendant les années de paix, se perpétuait de famille en famille, les aînés racontant aux plus jeunes les soirées dansantes qui avaient réuni longtemps le Tout-Beyrouth chic sur la terrasse au son d’un orchestre, avec parfois, sur la piste, des officiers étrangers en escale, dont le bateau mouillait au port, un peu plus loin. Les enfants écoutaient, devant des grenadines à l’eau de Seltz (il y en avait une bouteille sur chaque table) et aux glaçons, servis par des garçons en veste blanche. Ce sont ces enfants, plus tard, devenus grands, qui consommaient au soleil, sous un parasol, des apéritifs légers ainsi qu’un cocktail de jus de fruits sans alcool, le Jamaïca, qui connut son heure de gloire au début des années soixante. Il existait plusieurs accès à cette terrasse, si bien qu’on y croisait des clients venant du bar contigu pour se rendre à la salle à manger par la porte extérieure. C’était le lieu des déjeuners politiques où voisinaient membres du gouvernement et parlementaires autour d’un paillard de veau, précédé d’un cocktail de crevettes et suivi d’un mille-feuille ou d’un éclair au chocolat. Des clients de l’hôtel se trouvaient en conversation avec des maîtres d’hôtel polyglottes qui leur présentaient des vins libanais et commentaient la carte ou le menu. Le rez-de-chaussée du palace abritait également une très grande salle, réservée aux cocktails ou aux expositions, ainsi qu’un salon de coiffure et une librairie bien fournie en ouvrages d’art ou de politique sur le Proche-Orient. L’atmosphère respirait le confort, destiné à une clientèle élitaire, et le personnel de la réception et de la conciergerie s’affirmait d’un niveau international. Contrastant avec la sobriété distinguée de cet ensemble, le Yacht Club et la plage que recouvrait la terrasse recevaient une clientèle bigarrée de baigneurs, mêlés à des champions de ski nautique ou des amateurs de trictrac ayant élu domicile à l’ombre du comptoir dès les premiers beaux jours. C’est là que se faufilaient les garçons, en tenue marine, portant leurs plateaux de bière, de cafés et de sandwiches entre les tables où les nageurs se désaltéraient et grignotaient avant de faire leur gymnastique ou de se livrer aux mains des masseurs, car le restaurant proprement dit ne fit qu’une apparition tardive au niveau de la mer, au-dessous de l’avenue des Français, face à un alignement de chaises longues où se dorait au soleil une majorité de femmes flanquée d’enfants, autour de la piscine qui avait remplacé depuis longtemps les deux arpents de sable préhistoriques de la première plage sur laquelle régnait déjà la famille Nader, qui connaissait un par un ses clients jusqu’au rachat récent de la concession et sa transformation en « marina ». Car le Liban a attrapé le virus de ces marinas, ports de plaisance accueillant tous bâtiments, depuis la barque jusqu’aux yachts de haut niveau, et qui peuplent les côtes du pays avec pignon sur mer. Et le Saint-Georges ne sera forcément plus le Saint-Georges qu’il fut pendant des décennies, ce navire repère dont la réputation dépassait les frontières et que quelques cartes postales d’avant 1975, réimprimées, montrent encore. Non, la nostalgie ne sera plus jamais ce qu’elle était quand ce lieu de mémoire sera travesti. Ce ne sera pas « moins bien », mais ce sera « autre », et sans doute sans odeur de grenadine… Amal NACCACHE
À vrai dire, il me manque toute l’année, ce satané Saint-Georges dont les dernières images, pour ainsi dire « entières », appartiennent à la période de « la guerre des hôtels », si brève et si bruyante à partir de la nuit tombée. Si lumineuse aussi pour qu’il l’observait du haut des étages de la ville, comme planqué pendant l’incendie vespéral. C’est dire...