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Actualités - OPINION

Analyse Chronique d’un désastre annoncé

Par le Pr Pascal MONIN Responsable à l’USJ du DESS information et communication Après avoir évoqué le séisme du premier tour de l’élection présidentielle française et analysé le rôle des sondages et des médias dans la formation de l’opinion (voir notre édition du 3 mai 2002), le professeur Pascal Monin donne, ci-dessous, les clefs pour comprendre le choc du 21 avril 2002. «On ne peut croire que 20 %, plus de 5,5 millions de Français ayant voté pour l’extrême droite au premier tour, soient tous des racistes, xénophobes ou fascistes. Ceux qui les conspuent et qui crient au retour des “vieux démons” ne font rien pour comprendre ce vote protestataire et ce signal d’alarme du 21 avril 2002. Ce même constat s’applique à la nécessaire analyse du vote exceptionnellement important de l’extrême gauche. 10 % des Français sont-ils tous des anarchistes ? Les vraies raisons du tremblement de terre politique que la France vient de connaître sont à chercher dans la pratique même de la politique et du pouvoir. Elles sont pourtant simples à comprendre et à trouver ailleurs que dans la responsabilité des médias et des sondages. Depuis plusieurs années, les frontières entre la droite et la gauche sont peu claires. La cohabitation en est la principale cause. Les Français ne voyaient plus ce qui séparait l’opposition de la majorité. Une partie de l’opinion ne faisait plus la différence entre le président et le Premier ministre au niveau des idées et du combat politique. Leurs photos côte à côte depuis 5 ans, leur complicité, réelle ou supposée, lors des sommets européens ont fini par brouiller les cartes. Donc pour une partie de l’opinion, l’opposition serait représentée par les partis d’extrême droite ou d’extrême gauche. De plus, la multiplication des affaires, les promesses non tenues, les inégalités entre riches et pauvres de plus en plus importantes, la remontée du chômage et le sentiment d’insécurité ont fini par discréditer la classe politique traditionnelle. Il existe bel et bien une coupure entre les Français et leurs représentants. Le fossé n’a cessé de se creuser entre le gouvernement Jospin et le peuple, notamment de gauche. Sinon comment peut-on expliquer les caractéristiques de l’électorat de Le Pen : jeunes, masculins, ouvriers, chômeurs et ruraux ? “Clientèle” traditionnelle du Parti communiste qui vient de sortir laminé par 5 ans de participation au gouvernement de la gauche plurielle. Cet effondrement spectaculaire du PC est également à méditer, tout comme le score inédit et inquiétant des trotskistes. La France connaît de sérieux problèmes liés à l’insécurité. C’est la première raison du choix qui s’est porté sur Le Pen, selon ses électeurs. Ils ont ainsi placé ce thème en tête de liste de leurs préoccupations. De plus, durant la campagne du premier tour, de nombreux faits divers et événements sanglants ont été attribués à la violence, la délinquance, le laisser-aller et la permissivité des différents gouvernements. Tous les événements dramatiques et sanglants qui ont secoué la France, qu’ils soient ou non liés à l’insécurité, ont été perçus comme tels par les Français qui en ont tiré, pensent-ils, les conséquences. Dans ce cadre, les attaques du 11 septembre 2001 et la guerre de Sharon contre les Palestiniens et ses conséquences en France – attentats contre des synagogues et des biens de juifs – ont fini par convaincre certains qu’insécurité et immigration sont liées. Ceci, sans oublier le choc provoqué par le sifflement de la Marseillaise au Stade de France, en présence de Jospin qui n’a pas réagi. Le Pen a su tirer profit du processus de Matignon qui, en promettant d’accorder son autonomie à la Corse, a été vécu comme portant atteinte à l’unité de la République. Parallèlement à cela, Le Pen, par une communication politique intelligemment menée, s’est doté d’une image plus respectable, plus lisse et moins polémique : pas de phrases ou boutades qui fâchent, pas de provocations, mais des rencontres bien menées avec les journalistes, des interviews à la presse “People” ou israélienne. Qu’il est loin le temps des chambres à gaz, “détail de l’histoire” ou celui qualifiant un ancien ministre de “Durafour crématoire”. Le Pen se présente devant ses concitoyens comme un homme politique calme et posé, alors qu’ils l’ont connu impulsif, violent et haineux – sa vraie nature. Sa mise en scène médiatique autour de ses supposés “difficultés” à obtenir les 500 signatures pour être candidat à la présidentielle est un cas d’école. Ceci lui a permis d’occuper les devants de la scène en jouant le rôle qu’il affectionne le plus : la victime du système et de “l’établissement”... À 73 ans, après 50 ans de vie politique tumultueuse, il n’aurait pu rêver d’une plus belle fin de carrière : être présent au second tour puis tenter de redonner à la gauche un deuxième ticket pour Matignon par la grâce des triangulaires qu’il tentera d’infliger à la droite en juin 2002 aux législatives. La mondialisation et les sentiments mitigés qu’elle soulève ont pu jouer un rôle dans la montée des extrêmes en France mais aussi chez ses voisins. Le clivage droite-gauche n’existe semble-t-il plus. La construction européenne et l’idée de la confiscation de tout pouvoir réel par les technocrates de Bruxelles vont renforcer cette idée. En effet, l’extrême droite prospère aussi bien en France qu’en Autriche, en Italie, en Belgique, au Danemark ou aux Pays-Bas. Face à la mondialisation, à l’Europe et à l’ouverture culturelle, l’extrême droite représente le retour à des valeurs nationales, à l’ordre moral, à la peine de mort, au repli sur soi et à une xénophobie masquée. La mauvaise campagne de Lionel Jospin et ses choix tactiques ont sûrement contribué à sa chute vertigineuse. Le Premier ministre candidat a aidé à rendre floues les frontières entre droite et gauche. Il s’est placé dès le début de sa campagne au centre de l’échiquier politique en déclarant clairement que son projet n’était pas socialiste. Sa stratégie de mener une campagne de rassemblement et d’ouverture du deuxième tour, alors que le premier n’était pas encore joué, s’est avérée fatale. Le virage à gauche de la fin de campagne, opéré en catastrophe au vu des sondages, est venu trop tard. Le grand nombre de candidats à gauche l’a handicapé et a rendu ses thèmes incompréhensibles du “peuple de gauche”. Jospin a été perçu comme le vrai sortant, après 5 ans de gouvernement. Pourquoi ferait-il ce qu’il n’a pas su réaliser ces dernières années ? Il n’a pas réussi à limiter les “dégâts” comme Chirac, pourtant sortant aussi, a su le faire. Ses nombreux dérapages, son agressivité et ses attaques personnelles contre le président candidat ont été très mal perçus par les électeurs. Ses excuses tardives, tout comme le pari “naïf”, selon son expression, qu’il a fait sur la baisse du chômage pour aboutir au recul de l’insécurité, ont achevé de le rendre peu crédible. L’élection présidentielle est en France un rendez-vous important de la vie politique. C’est, au-delà des partis et des programmes, une rencontre entre un homme et un peuple. Cette élection est un moment exceptionnel, où il ne suffit pas de vanter les mérites d’un programme ou d’un bilan, mais de parler au cœur des Français et d’exprimer sa passion pour la France. À ce jeu-là de la communication, la personnalité “austère” et l’image “d’ennuyeux” qui colle à Jospin n’ont pu faire le poids face à un Chirac perçu, même par ses adversaires, comme “sympathique” et “proche des gens”. Le président sortant et ses conseillers en communication en ont joué à merveille. Rappelons-nous l’excellente mise en scène autour de la déclaration de candidature de Chirac à Avignon au milieu des Français et celle, terne et solitaire, de Jospin envoyée par fax à l’AFP. Lionel Jospin n’a pas compris la réalité de l’opinion. En basant sa stratégie sur une campagne technocratique et centriste, il s’est condamné lui-même. Inutile donc de tout miser sur les outils du marketing politique moderne, même en étant conseillé par un des plus célèbres communicateurs, Jacques Séguéla. La malédiction de Matignon continue à faire des victimes : à ce jour, aucun Premier ministre n’est parvenu à l’Élysée directement (Chirac en 1988, Balladur en 1995 et Jospin en 2002). Qui osera à l’avenir relancer ce défi ? Le prochain enjeu portera sur les élections législatives. Les Français voudront-ils d’une nouvelle cohabitation ? Jacques Chirac, aujourd’hui proclamé rempart contre les extrémismes et la xénophobie, saura-t-il saisir cette chance unique qui lui est présentée pour imprimer de ses empreintes l’avenir de la République ? Sera-t-il cet homme providentiel qui pourra sortir la France de sa torpeur ? Quelle place voudra-t-il pour la France dans le monde ? Sera-t-il l’initiateur d’une grande et ambitieuse réforme de l’État et de la politique ? Comment gérera-t-il le raz de marée qui s’annonce pour le deuxième tour ? L’opinion publique demeure à la fois une norme de l’État démocratique et une réalité des sociétés modernes. Elle est fluctuante et influençable et la frontière entre la démagogie et la démocratie fragile. Tocqueville n’avait-il pas écrit : “À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à croire la masse augmente, et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde”. Les grandes manifestations que connaît actuellement la France en sont le parfait exemple. Le plus grave, quel que soit le résultat des législatives de juin prochain, est le risque de voir ce pays plonger dans la violence, les attentats, les révoltes des banlieues et des pauvres, une “mini guerre civile”. Les défis de Jacques Chirac seront d’éviter à la France de marcher contre son histoire, sa culture et son humanisme, de sombrer dans les extrêmes et surtout d’empêcher que la mondialisation et ses effets aient plus d’influence que celle des hommes. Sous le poids du lourd et prestigieux héritage gaulliste, Jacques Chirac se trouve enfin face à son destin. C’est un homme libre qui s’apprête à présider aux destinées de la France. Sera-t-il l’homme de la situation ? Voudra-t-il enfin “présider autrement” ?».
Par le Pr Pascal MONIN Responsable à l’USJ du DESS information et communication Après avoir évoqué le séisme du premier tour de l’élection présidentielle française et analysé le rôle des sondages et des médias dans la formation de l’opinion (voir notre édition du 3 mai 2002), le professeur Pascal Monin donne, ci-dessous, les clefs pour comprendre le choc du 21 avril 2002. «On...