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Actualités - OPINION

Portrait Le démocrate insoumis (PHOTOS)

«Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là». Pour galvaudé qu’il soit, le fameux mot de Victor Hugo – évoquant l’hostilité du poète à Napoléon III – ne pouvait mieux trouver son sujet que chez Albert Moukheiber, tant il est vrai que le courage, l’opiniâtreté, la constance qui ont marqué la carrière de cette homme en faisaient le dernier des éternels – vrais – opposants. Naviguer contre le vent n’a jamais freiné ses élans, et c’est volontiers qu’il se jetait, parfois seul contre tous, dans des batailles que l’on jugeait perdues d’avance. Il le faisait avec tant de conviction, de simplicité, que tout le monde, amis comme ennemis, avait fini par comprendre combien il était vain de tenter de le soumettre. Ces dernières années, on n’hésitait pas à attribuer à son grand âge l’espèce de permissivité dont il semblait être pratiquement le seul – à l’intérieur – à bénéficier dans ses prises de position incendiaires contre l’influence syrienne au Liban, à un moment où Kornet Chehwane n’était pas encore né, Walid Joumblatt n’avait pas encore fait son autocritique et le patriarche maronite hésitait encore à prendre la tête du mouvement pour la souveraineté. C’est oublier qu’Albert Moukheiber n’avait pas attendu d’avoir quatre-vingt-dix ans pour être un homme libre. En des temps d’universel compromis avec le mensonge, de faciles retournements de veste, il fut l’un des rares, sinon souvent le seul, à savoir dire leur fait aux maîtres du moment, qu’ils soient d’Est ou d’Ouest. En 1958, déjà, il entame sa carrière ministérielle par un coup d’éclat comme on en voit peu dans les annales libanaises. À la faveur d’un déplacement à l’Onu de Charles Malek, il se voit confier le portefeuille des Affaires étrangères par Camille Chamoun et Sami es-Solh, alors chef du gouvernement. À peine le décret de nomination signé, Solh demande à son nouveau ministre ce qu’il compte faire dès le lendemain. «Je vais renvoyer l’ambassadeur d’Égypte», lui répond tout bonnement l’intéressé. L’ultimatum sera effectivement envoyé et le diplomate (Abdel-Hamid Ghaleb, alors surnommé «le haut-commissaire égyptien au Liban») finira par s’exécuter, après quelques protestations. Bien sûr, cet incident ne modifiera pas le cours des «événements» de 58, mais lorsqu’on est nouveau-venu et que l’on ose défier Nasser, alors au faîte de sa puissance, c’est que l’on a quelque chose dans le ventre. Maintes fois par la suite, Albert Moukheiber aura l’occasion de le démontrer. Hostile à la guerre, comme son ami Raymond Eddé, il n’a de cesse de dénoncer le règne des milices et se dresse souvent face à Béchir Gemayel, maître absolu des «régions-est». À la présidentielle de 1982, en pleine invasion israélienne du Liban, il est le seul député résidant dans le secteur chrétien à refuser de voter pour Béchir. Six ans plus tard, il est aussi le seul à se rendre à la villa Mansour (siège du Parlement), alors que les voies de passage entre Est et Ouest avaient été quasi hermétiquement bouclées. N’étant pas du genre à se laisser intimider, il dit au milicien qui le menace de son arme, place du Musée : «Vous avez le choix : ou vous me tuez, ou vous me laissez passer». Ce jusqu’au-boutisme n’empêche cependant pas la souplesse. Il se montre prêt à se réconcilier avec Béchir Gemayel et, en 1987, à la mort de Camille Chamoun, il téléphone à Raymond Eddé, qui ne cesse de vouer aux gémonies ses anciens alliés du Helf, pour lui dire : «Maintenant, ils sont morts tous les deux (Pierre Gemayel et Camille Chamoun). Il est temps de revenir à de meilleurs sentiments». On le retrouve, deux ans plus tard, parmi les rares parlementaires qui ne se sont pas rendus à Taëf. En 1991, il gâchera le plaisir des Syriens et de leurs alliés locaux, en empêchant le vote à l’unanimité du traité d’amitié libano-syrien. Lui seul a voté contre. Entre-temps, il n’avait pas participé à l’élection de René Moawad ni à celle d’Élias Hraoui. En 1992, ayant rejoint le camp du boycottage des législatives, il perd son siège de député, qu’il ne retrouvera qu’en 2000. Cette année-là, le pouvoir, représenté par son adversaire de toujours, Michel Murr, a pris le risque – mesuré – d’offrir une alliance de facto à celui qui s’était pourtant abstenu, deux ans plus tôt, de se joindre aux vœux traditionnels adressés au président élu de la République. Misant sur l’âge avancé de Moukheiber, le pouvoir escomptait tout d’abord de cette opération une division dans les rangs de l’opposition. Las ! Albert Moukheiber prend les devants, le 3 novembre 2000, pour transposer au Parlement le combat qu’il mène depuis longtemps : rendre au Liban son indépendance et le respect de ses institutions. Il était né en 1910 à Beit-Méry. Son père, Sélim Moukheiber, avait été instituteur avant de se reconvertir dans le commerce. Élève du Lycée français de Beyrouth, il en garde un penchant certain pour la laïcité – son dernier acte politique, un mois avant sa mort, sera de s’associer à une proposition de loi en faveur de l’institution du mariage civil. Après l’école, il se rend à Lausanne, en Suisse, pour y suivre des études de médecine. Il y restera jusqu’en 1934, année où il rentre au Liban. Parallèlement à ses études, son intérêt pour la chose publique naît en Suisse, où il prend goût pour la démocratie et la défense des libertés, des concepts qui ne quitteront plus son credo politique. À son retour, il ouvre une clinique à Gemmayzé. Depuis, ce n’est pas une profession qu’il exerça, mais un apostolat, puisqu’il n’a jamais accepté de toucher des honoraires pour ses consultations. Simultanément, il entame des activités politiques, notamment en fondant le Bloc national avec Émile Eddé. Ce n’est point faute d’avoir aimé qu’Albert Moukheiber est demeuré célibataire. Sa première aventure, qui témoigne d’un caractère passionné et généreux, fut une déception. Il était tombé amoureux en Suisse d’une jeune Viennoise et celle-ci l’avait, un jour, invité à venir passer un temps chez elle, sur les bords du Danube. L’étudiant fit le voyage et arriva à la maison de la jeune insouciante. On lui fit savoir qu’elle était sortie ce soir-là au concert (nous sommes à Vienne !). Il courut la ville pour la rejoindre et la retrouva enfin… aux côtés d’un autre. L’Autrichienne fut infidèle à Albert Moukheiber. Le Liban, qu’il a aimé tout aussi passionément, saura-t-il, lui, se montrer un jour fidèle ? Élie FAYAD
«Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là». Pour galvaudé qu’il soit, le fameux mot de Victor Hugo – évoquant l’hostilité du poète à Napoléon III – ne pouvait mieux trouver son sujet que chez Albert Moukheiber, tant il est vrai que le courage, l’opiniâtreté, la constance qui ont marqué la carrière de cette homme en faisaient le dernier des éternels –...