Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Tribune Georges Vedel, académicien : la sagesse au service du savoir (photo)

À la cérémonie traditionnelle de remise de l’épée d’académicien au doyen Georges Vedel, dans le gigantesque et imposant amphithéâtre de l’Université Rue d’Assas, Raymond Barre saluait en lui le professeur, le doyen, le penseur, l’écriviain, l’observateur politique et le maître. À travers le personnage et son œuvre, Bernard Teyssié, président de l’Université Panthéon - Paris II, décelait une cathédrale. Au cocktail qui suivit, tout le Paris universitaire, professeurs en toges écarlates, lui rendait un vibrant hommage. Au dîner servi à son domicile, boulevard Saint-Germain, se réunissait la fine fleur de ses amis. Quelques jours plus tard, sous les lambris de la célèbre Coupole du Quai de Conti, dans la pompe que l’on devine, gardes en costume et roulement de tambour, ses pairs, sanglés dans leur tenue d’apparat, entraient en file indienne, comme habités par la gravité de la circonstance, pour le recevoir. Quelques heures plus tard, à travers le décor d’une prestigieuse chapelle faisant partie des locaux de l’École nationale supérieure des beaux-arts, l’attendait, avec l’assistance, une surprise : une épée en or sertie de diamants que lui remettait un ministre d’État, envoyé du roi du Maroc. «Merci d’être parmi nous, Monsieur le doyen» : c’est en ces termes que Jean-François Deniau, le recevant au nom de l’auguste assemblée et condensant sa pensée, devait conclure son discours, comme si en matière d’«immortalité» – statut que dispense l’Académie française exclusivement à ses membres – celui dont émanent généralement les remerciements devenait celui qu’on remercie, et de donataire privilégié, le doyen Vedel se découvrait donateur et bienfaiteur. Naguère, l’Académie française avait reçu Victor Hugo, mais personne ne s’était aventuré à le désigner le plus grand ou le plus poète des poètes. Paul Valéry non plus. Et on le comprend aisément. Car, au niveau de l’Académie et dans un contexte de haute culture et presque de transcendance, la mesure est de règle, et la réserve ou la rigueur un devoir. Or, à l’endroit du doyen Vedel, toute retenue du genre tomba, comme naturellement. L’usage du superlatif devint à la mesure de l’admiration. Le «Hélas!» d’André Gide, dans sa fameuse phrase «Victor Hugo, notre plus grand poète», fut banni du langage. Et c’est ainsi que Le Figaro, commentant l’événement, présentait Georges Vedel comme «le plus célèbre de nos juristes». Maurice Duverger, jouant du même violon, saluait en lui «le juriste le plus intelligent de France, et même d’Europe». Il redisait sans le savoir ce que disait déjà le regretté professeur Henry Solus en 1972, à l’auteur de ces lignes. Décidément, dans une langue – la française où, selon vraisemblablement une réflexion de Flaubert, la peur de l’adjectif est le commencement du style –, l’usage du vocabulaire au plus haut degré de son intensité pourrait quelque peu détoner. Or là, à propos de Georges Vedel, promu grammairien de la langue alors qu’il est grammairien des articles et des codes, il n’en était rien, l’exception tournait à l’évidence, et pour cause : l’éminence du personnage et son immense autorité. Pour ne citer que peu, son Droit constitutionnel fait date dans les annales françaises. Son Droit administratif, avec la récente collaboration d’un autre grand juriste le professeur Pierre Delvolvé, est à sa 12e édition. Les journaux et les médias sont à l’envi constamment émaillés de ses écrits. Toujours dans son discours de réception, Jean-François Deniau ne devait-il parler de Vedélie. Peut-être, et à moins de synonymie, eut-il été plus exact de parler d’ubiquité. Car ce don, Georges Vedel l’a à profusion, et il l’a à plusieurs dimensions. D’abord, travailleur infatigable, il se plaît à ironiser : «Une personne à la retraite ne prend plus de vacances». Mais même avant la retraite, sa plume ne se reposait qu’en changeant de fatigue. Professeur, doyen (titre collé à son nom comme à aucun d’autre), conférencier, enseignant dans plus d’une vingtaine d’universités de par le monde, mais aussi homme d’action, l’un des artisans les plus chevronnés de la construction juridique de l’Europe dans les années 50, président attitré de la commission chargée de la réforme de la Constitution française (le rapport de cette commission n’étant connu que sous le nom de Rapport Vedel), membre du Conseil constitutionnel de France et de plusieurs académies dans les divers continents – et nous en passons –, le palmarès des titres en tant que conseiller, arbitre, consultant, expert, président de conseils et de commissions, occuperait les pages d’une volumineuse et imposante biographie. Le Liban en sait quelque chose quant à sa contribution. Il suffit de se référer à nos archives. Que de fois le Parlement libanais n’a-t-il résonné de son verbe et de sa science combien solide et toujours salvatrice, à des tournants critiques de notre vie constitutionnelle. Quant au Conseil d’État où les consultations du doyen Vedel éclairent plus d’un dossier, le témoignage vient de source. Le président Joseph Chaoul, il y a quelques mois à Paris, saluait en lui, dans la lignée des Hauriou, Duguit et Malberg, «le patriarche du droit public». Et c’est précisément dans ce domaine du droit que réside, si l’on peut dire, la chasse gardée du doyen Vedel et où se manifeste avec munificence son ubiquité. Car à quelque endroit où il s’est agi de démocratie, de ses fondements et mécanismes, de pluralisme, de constitutionnalisme, de l’état de droit au service de la société civile et des droits de l’homme, la plume de Georges Vedel s’est inscrite présente, toujours percutante, lumineuse, dans un style d’une transparence qui fait l’émerveillement des juristes. Jurisconsulte, Voltaire l’aurait envié pour sa prose. Avec quel marteau franc d’iconoclaste, ce spécialiste des textes et des idées ne s’est-il penché en scrutateur avisé sur les cheminements ou les dérives de l’ingénierie constitutionnelle. Les Constitutions ne sont souvent qu’un «décor de théâtre» pour les gouvernants. Le pluralisme démocratique est un jeu difficile que les gouvernés ne sont pas toujours à même de jouer. Et alors de ne point s’étonner, selon les milieux, les cas d’espèce et les circonstances, des effets ou «vertueux» ou «pervers» des normes et des pratiques constitutionnelles, les secondes – malheureusement et parfais heureusement – supplantant les premières. C’est dans ces incursions qui relèvent de la technique juridique la plus pure autant que de l’observation assidue des faits, que suinte parfois la pensée profonde d’un juriste de sa trempe. Unicus inter pares dans la confrérie des 40 fondée par Richelieu, Georges Vedel est aussi un «penseur» comme Platon dans ses jardins d’Academos. Quoique de l’espèce la plus aride et grammairien sévère dans l’exercice de son art, il lui arrive de le survoler, de le juger et même de s’en inquiéter, n’hésitant pas à dire le mal qu’il sent et même la peur qu’il a de voir l’homme enchaîné au droit, ou la démocratie trop livrée aux juristes. L’encombrement des textes et l’embouteillage des prescriptions risquent de freiner un certain épanouissement humain, reflet de la liberté, dans une société humaine où la bonne volonté commune doit prendre le pas sur la contrainte et la discipline à fouet. Dans un discours demeuré célèbre, celui de sa réception à l’Académie d’Athènes, nous lisons : «Le culte de l’État de droit ne devrait pas dégénérer en idolâtrie. Le droit est un instrument; il n’est pas une fin en soi. L’homme idéal – si tant est que ce terme a un sens – est non un homme enchaîné au droit mais libéré par le droit. Le non-droit, c’est-à-dire l’ensemble des domaines dans lesquels la spontanéité l’emporte sur la prescription, la bonne volonté réciproque sur la contrainte, ne doit pas se rétrécir. Le droit est guérisseur de beaucoup de tensions et de conflits, comme la médecine l’est de la maladie. Pourtant, dans les deux cas, la santé de la société, comme celle de nos corps, vient de sources autres que les remèdes. Une société, qui aurait les codes pour piliers fondamentaux ne serait pas plus réussie que celle qui vivrait de médicaments». Au-delà de la pompe et des fastes académiques, le doyen Vedel demeure une cathédrale, selon le mot évocateur d’un familier de sa paroisse. Et s’il est vrai, comme l’a dit un jour avec humour Daniel Rops, on n’est «immortel» que pendant sa vie, certaines leçons, notamment celles qui mettent la sagesse au service du savoir et l’ordonnancement juridique au service d’une société où l’inventivité ne serait pas exclue, ont valeur d’éternité.
À la cérémonie traditionnelle de remise de l’épée d’académicien au doyen Georges Vedel, dans le gigantesque et imposant amphithéâtre de l’Université Rue d’Assas, Raymond Barre saluait en lui le professeur, le doyen, le penseur, l’écriviain, l’observateur politique et le maître. À travers le personnage et son œuvre, Bernard Teyssié, président de l’Université Panthéon...