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Actualités - REPORTAGES

Solidarité - Quand la société civile organise la lutte contre la faim Les restaurants du coeur : une conséquence des exodes de 1983 (photos)

Certains l’appellent ma sœur, d’autres hésitent puis rectifient avec assurance : mais non, c’est ma mère ! Rien de tout cela. Antoinette Kazan, c’est d’abord et pour tout le monde Tante Tony, assistante sociale de son état, née dans une famille de Sin el-Fil qui ne pouvait concevoir un repas sans la présence à sa table des pauvres du quartier. Comme ils devenaient de plus en plus nombreux, il a fallu s’organiser en leur présentant régulièrement, parfois avec l’aide des voisins, un repas collectif dans la salle à manger des Kazan. Mais la véritable aventure des restaurants du cœur commence en 1983 avec l’arrivée massive et par bus entiers des réfugiés du Chouf après les combats sanglants «de la montagne». L’accueil de ces derniers est assuré par les Kazan et leurs amis dans des écoles successives et un repas chaud leur est désormais servi quatre fois par semaine à l’école arménienne Aramian. Ce premier restaurant est situé au carrefour de trois quartiers populeux : Sin el-Fil, Nabaa et Bourj Hammoud. On l’appelle Ahlan Wa Sahlan. Par la suite, une salle de classe est affectée à ce restaurant. Elle contient près de 150 personnes. Les dames qui se dévouaient à cette œuvre faisaient la cuisine chez elles, apportaient les repas à l’école et assuraient ainsi plusieurs «services» pour suffire à leurs invités. D’autres bienfaiteurs adhèrent à ce mouvement et améliorent encore le restaurant en y adjoignant le préau de l’école, l’aménageant et l’équipant de tout le matériel nécessaire. Ahlan Wa Sahlan compte alors plus de 400 convives, des vieillards pour la plupart, et fournit des repas tous les samedis à quelque 800 enfants. Huit cents autres enfants des écoles primaires environnantes reçoivent également trois petits déjeuners par semaine. Le mouvement s’érige en association nommée Les restaurants du cœur. En 1988 celle-ci acquiert une existence officielle. À travers le Liban Un comité d’amis se forme sous l’égide du président Charles Hélou. Ils sont quinze, avec pour vice-président le ministre Michel Eddé et pour secrétaire générale Antoinette Kazan. Il leur incombe d’assurer en permanence le financement de cette mission difficile. Il existe actuellement vingt-cinq restaurants du cœur. De Sin el-Fil à Tripoli, ils ont essaimé à travers le Liban là où la nécessité s’en faisait ressentir. De capacités diverses, tous dépendent de leurs «amis» autant que du comité directeur. Les uns accueillent les convives sur place, les autres fournissent des repas à emporter; les uns assurent six repas hebdomadaires, d’autres deux ou trois; ils reçoivent selon leurs possibilités de 60 à 600 invités par service et jusqu’au double les jours de fêtes. La règle est la même partout : on compte juste et on annonce le menu dès la veille pour éviter le gaspillage. On recense les handicapés et on leur envoie leurs repas sur place, et l’on fait feu de tout bois pour soulager la misère. Tous les dons sont bienvenus, surtout en vêtements. D’ailleurs, les habitués sont très soucieux de leur aspect. Un invité surprise peut arriver à n’importe quel moment. La caractéristique des restaurants du cœur est d’ailleurs non seulement de donner à manger, mais de faire partager les mêmes repas aux gens aisés et aux pauvres. C’est important, cela socialise ces derniers. Le jour de cette enquête on célébrait le départ d’un couple de mormons qui avait partagé et aidé à servir les repas pendant toute la durée de leur séjour au Liban. L’épouse d’un notable avait envoyé plusieurs kilos de pâtisserie orientale. Le président Hélou lui-même n’hésite pas à se déplacer quand il le peut. C’est alors l’événement et l’occasion pour ceux qui ont reçu ses chemises de les arborer fièrement. Un local à Nabaa Le restaurant du cœur de Sin el-Fil jouit désormais, grâce à la générosité de ses «amis» de la propriété de deux petits appartements. Finis les aléas des locaux prêtés. Le premier est consacré à la restauration et le second à l’accueil des enfants. Il est équipé de livres et de jeux éducatifs. Cet été, l’association a même organisé une colonie de vacances chez les Sœurs de la Charité à Dahr As-Souan. Cent cinquante enfants et personnes âgées répartis par groupes ont pu en profiter pour s’aérer et soigner des problèmes respiratoires chroniques. La grande nouvelle de cette année qui s’achève est l’ouverture d’un local à Nabaa, situé entre un dispensaire orthodoxe et la mosquée Al-Husseini. Ce quartier où quasiment tout le monde a faim est un véritable vivier de misère et de délinquance. Dans ce rez-de-chaussée de 100m2 on pourra loger essentiellement une cuisine et quelques tables. À midi, les mères de famille emporteront des repas pour leurs enfants; le soir, les vieux auront droit à une soupe et le samedi il y aura un petit club pour les plus jeunes. Tante Tony annonce à la ronde : «Demain, vous aurez la visite d’un photographe du journal. Ceux qui ne souhaitent pas être photographiés n’auront qu’à détourner leur visage. Mais soyez tous beaux». Et beaux, ils l’étaient ces vieillards burinés de désillusions mais rasés de frais, cravatés et dignes, et ces vieilles dames résignées aux fortunes les plus diverses et si douces sous leurs auréoles grises, leur discret rouge à lèvres et le petit foulard qui camoufle leurs rides.
Certains l’appellent ma sœur, d’autres hésitent puis rectifient avec assurance : mais non, c’est ma mère ! Rien de tout cela. Antoinette Kazan, c’est d’abord et pour tout le monde Tante Tony, assistante sociale de son état, née dans une famille de Sin el-Fil qui ne pouvait concevoir un repas sans la présence à sa table des pauvres du quartier. Comme ils devenaient de plus en plus...