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Actualités - REPORTAGES

Des libanais dans le siècle - Le numéro 19 du parti Kataëb raconte la lutte contre l'indépendance Alexandre Ghosn et les années 40 : l'Histoire en marche (photos)

Après Latifé («L’Orient-Le Jour» du 14 décembre) et Marie et Jeanne («L’Orient-Le Jour» du 17 décembre), c’est au tour d’Alexandre Ghosn, dont la carte de membre du parti Karaëb porte le numéro 19, d’ouvrir son album de souvenirs. Batailles pour l’indépendance, manifestations contre les Sénégalais et le premier drapeau cousu par Mme Malvina, des histoires racontées avec émotion et humour qui parlent d’une époque où l’on croyait encore à l’avenir. Les années 40 au Liban, c’était, pour beaucoup, l’Histoire en marche, mais une histoire que l’on avait l’impression de maîtriser, voire de forger soi-même. Alexandre Ghosn est né en pleine guerre mondiale, celle qu’on appelle la Grande guerre. Il était donc prédestiné à connaître des turbulences. Si, à 83 ans déclarés, il mène une vie plutôt rangée, se rendant régulièrement à son travail et ne négligeant pas, au besoin, une petite sortie avec les copains, il est encore prêt à se lancer dans de nouvelles batailles, lui dont les cheveux roux étaient devenus célèbres chez les policiers français opérant dans le secteur de Gemmayzé, pendant les années 40. On l’aurait deviné, Alexandre Ghosn est un Kataëb de la première génération et sa vie a été intimement mêlée à celle de ce parti. Aujourd’hui encore, il s’émeut de ses moindres convulsions et s’il ressent une certaine amertume face à la situation actuelle de ce parti auquel il a consacré les plus belles années de sa vie, il la garde pour lui, préférant se rappeler des journées fastes et de son passé de militant. Le verbe clair et l’esprit toujours alerte, Alexandre Ghosn lit chaque jour son journal et se tient parfaitement au courant de l’actualité. Pas question pour lui de vivre comme les vieux dans un horizon étroit «du lit au fauteuil et puis du lit au lit» pour citer Jacques Brel. Le monde, c’est encore son affaire, même s’il reconnaît volontiers qu’«avant, c’était bien mieux». Élève turbulent, Alexandre s’engage dans les Kataëb Né à Beyrouth, Alexandre Ghosn a d’abord été envoyé à l’école chez les Sœurs de Charité, place des Canons, face à la cathédrale St-Georges. Très turbulent, «diablotin» pour reprendre son expression, il en a été rapidement renvoyé et ses parents ont choisi de l’inscrire chez les Pères jésuites, dans l’espoir que la discipline imposée chez eux viendra à bout de son esprit rebelle. Le jeune Alexandre a de bons résultats, mais il est tellement indiscipliné qu’il est une fois de plus renvoyé de l’école. En apprenant la nouvelle, son père lui administre une gifle retentissante et il veut savoir pourquoi Alexandre a été renvoyé. «Je ne faisais rien de grave pourtant, précise le narrateur. Nous avions des cartables pliants et j’avais dissimulé un chiot dans le mien. Arrivé en classe, je l’avais relâché provoquant la panique de l’instituteur…». Aujourd’hui encore, Alexandre Ghosn ne comprend pas pourquoi il a été si sévèrement sanctionné. Il fait ensuite quelques passages éclair dans d’autres écoles, notamment celle des Arts et Métiers puis chez les Frères des écoles chrétiennes. Ses parents meurent entre-temps et ses frères ne voulant plus payer inutilement des frais de scolarité, il se fait embaucher à la Compagnie de l’extension du port de Beyrouth (française). À l’époque, il n’ y a que deux quais fonctionnels. Cette même compagnie avait obtenu l’adjudication pour la construction du chemin de fer reliant la Syrie à Mossoul (Irak). Alexandre étant un fanatique de sport, il s’engage dans les Phalanges en 1936. Ce groupe était alors un rassemblement de sportifs et il recrutait essentiellement chez les jeunes séduits par ce culte de l’effort physique et de la discipline. Les Français qui tenaient alors le pays placé sous leur mandat voyaient ce mouvement d’un mauvais œil. Le 21 novembre 1937, date anniversaire de la création du mouvement, le Haut-Commissariat français publie un arrêté dissolvant les Phalanges. «Nous décidons alors d’organiser une manifestation pacifique, raconte Alexandre. C’était un dimanche. Nous nous déployons sur la Place des Canons et au sifflement de Pierre Gemayel, nous commençons à chanter l’hymne national». Cet hymne, Alexandre venait juste de l’apprendre car, auparavant, il ne connaissait en guise d’hymne national que «la Marseillaise». Le rouquin recherché par la Sûreté générale La police française commence alors à les pourchasser à coups de matraques. Joseph Chader, un des responsables du mouvement, demande aux jeunes de se retirer, d’autant que le chef, Pierre Gemayel, a été blessé et hospitalisé. «Avec deux camarades, Georges Chidiac et Georges Sarkis, poursuit Alexandre, nous dressons des barricades pour empêcher la police d’avancer vers le quartier de Gemmayzé». Les policiers étaient surnommés «les Sénégalais», car ils appartenaient à une unité sénégalaise faisant partie du détachement français dans la région. Coincé entre les Sénégalais et les gendarmes libanais, Alexandre – qui heureusement connaît bien le quartier – parvient à atteindre le Collège des frères, dont le concierge accepte de le cacher. Dans la rue Gouraud, la tension est à son apogée. Les gendarmes tirent pour disperser les manifestants et un Sénégalais est mortellement atteint. L’incident, le premier du genre, est grave et la Sûreté générale recherche les militants Kataëb. Nombre d’entre eux sont arrêtés et emmenés à la prison des Sables, où ils se mettent à composer des pamphlets contre le gouvernement de Kheireddine Ahdab. Mais Alexandre, le rouquin, demeure introuvable. Il se cache pendant une semaine. Et aux fonctionnaires de la Sûreté qui ratissent le quartier, les habitants répondent qu’ils n’ont jamais vu un jeune roux dans les parages. Au bout d’une semaine, il réintègre son travail et le directeur de la compagnie le convoque. «Je sais que vous êtes recherché par la Sûreté générale, lui dit-il. Mais j’ai moi-même été jeune et je vous comprends. Si on m’interroge, je dirais que nous étions ensemble ce dimanche-là. Mais que diriez-vous d’aller construire le chemin de fer qui relie la Syrie à l’Irak ?» C’est ainsi que le jeune Alexandre se rend dans le désert de Syrie, à la frontière turque. Il touche désormais un salaire mensuel, ce qui est une grande promotion car à la compagnie du port, il touchait un franc et demi la journée. Il passe là-bas quatorze mois, mais ses frères le pressent de rentrer, affirmant que son dossier est clos. Gaullistes contre vichystes à Beyrouth «À cette époque, raconte Alexandre, deux partis se partageaient la sympathie des Libanais, le Destour dont le chef était Béchara el-Khoury et le Bloc national dont le chef était Émile Eddé. Pierre Gemayel décide de fonder un parti non confessionnel libanais qui regrouperait les deux tendances. Il forme un comité regroupant deux destouriens, Chafic Nassif et Charles Hélou, ainsi que deux membres du BN, Émile Yared et Georges Naccache. Pierre Gemayel se situe au milieu». C’est ainsi, selon Alexandre Ghosn, qu’a été lancé le mouvement national de Pierre Gemayel. Mais la politique étant dans le sang des Libanais, chacun des groupes essayait de tirer à lui la couverture et d’enrôler le plus grand nombre de jeunes. Pierre Gemayel convoque alors le comité directeur pour lui dire que cela ne va pas. Les quatre membres démissionnent alors et Gemayel, qui se retrouve seul à la tête du mouvement, nomme Joseph Chader directeur. C’est alors que commence la Seconde Guerre mondiale. Au Liban, les Vichystes contrôlaient le pays. Alfred Naccache est nommé président par le Haut-Commissariat. Il habitait le quartier Sursock et descendait de sa maison au Sérail à pied. Le général français Dentz déclare Beyrouth zone militaire, afin de pouvoir se battre contre les gaullistes, et Naccache proteste. Il se rend au siège de la radio et déclare Beyrouth ville ouverte. Les affrontements éclatent et ce sont les gaullistes qui l’emportent. Ils nomment l’adjudant Boutillon directeur de la Sûreté générale. Selon Alexandre Ghosn, les gaullistes ne connaissaient rien au Liban. Ils venaient des lointaines colonies et de nombreux conflits éclatent entre eux et les Libanais. En 1943, Béchara el-Khoury est élu président et il nomme Riad Solh président du Conseil. Dans la nuit du 11 au 12 novembre, le président est arrêté. «Nous recevons aussitôt l’ordre de descendre dans la rue, raconte Ghosn. De Gaulle envoie le général Catroux pour régler le problème. Une partie des responsables libanais (Sélim Takla, Sabri Hamadé et Adel Osseirane) s’était réfugiée chez l’émir Magid Arslane à Bchamoun. Les Najjadé et les Kataëb font front commun et, face à la gravité de la situation, Catroux donne l’ordre de libérer les personnalités détenues à Rachaya. Nous nous réunissons à la Maison des Kataëb à Saïfi. À l’époque, le drapeau libanais était encore formé de trois grosses rayures verticales, bleue, blanche et rouge. Nous décidons avec les Najjadé de le changer pour que les rayures deviennent horizontales, avec au milieu de la partie blanche un cèdre vert stylisé. Un ami possédant un magasin de tissu dans le secteur, nous nous rendons chez lui tard dans la nuit, après la fermeture de tous les commerces, pour couper le premier drapeau libanais. Un de nos compagnons, Félix Hobeika, habitant Gemmayzé, court réveiller sa femme Malvina qui coud ce premier drapeau. Joseph Saadé et Abdo Saab sont envoyés à Bchamoun pour le remettre aux personnalités réfugiées là-bas. Ils atteignent la villa de l’émir Magid à 6h du matin et le premier nouveau drapeau libanais est aussitôt hissé sur le toit. Les personnalités qui étaient détenues à Rachaya arrivent à Bchamoun et tout le monde appose sa signature sur le drapeau». Alexandre Ghosn, dont la voix est très émue lorsqu’il évoque ces faits, ajoute que ce drapeau témoin de l’Histoire est resté pendant dix ans à Saïfi. Il a été ensuite remis au Musée national dont le directeur était l’émir Maurice Chéhab. Les Kataëb ont pris goût à la politique et ils décident de participer aux élections législatives. Leurs deux premiers députés sont Joseph Chader à Beyrouth et Jean Skaff à Zahlé. Un troisième, Albert Hajj, est élu tout à fait par hasard, sur la liste de Sleimane Ali au Nord. Mais il sera radié du parti car, à la séance du vote de confiance du gouvernement d’Abdallah Yafi, il se désolidarise du parti, en donnant sa confiance au gouvernement…C’était l’époque où l’influence du parti Kataëb ne cessait de grandir au sein de la population. C’était l’âge d’or, une période au cours de laquelle Alexandre et ses compagnons étaient pleins d’enthousiasme et de foi dans leur avenir et dans celui du pays. «Le parti a été miné de l’intérieur, conclut-il avec tristesse. Il méritait pourtant mieux, car il n’était pas dictatorial, juste discipliné…». Alexandre Ghosn souffre de voir aujourd’hui l’état dans lequel se trouve le parti, mais il n’a rien perdu de son esprit militant, ni de sa combativité. Le rouquin de jadis, qui n’a plus que quelques cheveux blancs, n’a pas encore dit son dernier mot.
Après Latifé («L’Orient-Le Jour» du 14 décembre) et Marie et Jeanne («L’Orient-Le Jour» du 17 décembre), c’est au tour d’Alexandre Ghosn, dont la carte de membre du parti Karaëb porte le numéro 19, d’ouvrir son album de souvenirs. Batailles pour l’indépendance, manifestations contre les Sénégalais et le premier drapeau cousu par Mme Malvina, des histoires racontées avec...