Tribune Hommage à une inconnue

«Une femme inconnue qui ne dit point son nom et qu’on n’a point revue» Racine (Athalie) Un événement insolite s’est produit au Liban le 6 mars 1999. Une morte inconnue a fait don de ses organes pour sauver six personnes. Cette mystérieuse inconnue a donné la vie, ou la vue, à des personnes inconnues d’elle, des personnes qu’elle n’avait jamais rencontrées de sa vie, dont elle ignorait tout : leur profession, leur vie, leur religion, leur identité. Les médias ont rendu hommage aux équipes chirurgicales qui ont procédé au prélèvement et à la transplantation de ses organes. Ces louanges étaient sûrement justifiées et bien méritées; mais on savait depuis longtemps déjà qu’il n’y avait au Liban aucun obstacle technique ou logistique à la greffe d’organes et que certains hôpitaux s’étaient équipés humainement et matériellement pour cette chirurgie. On savait qu’il n’y avait aucun veto religieux, bioéthique ou médico-légal sur ce plan et que l’État couvrait l’intégralité des frais médicaux. le seul obstacle était psycho-social. Le prélèvement d’organes sur les morts n’était pas ancré dans les mœurs; c’était presque un tabou. Son geste constitue une percée marquante dans un domaine longtemps stagnant. Plus qu’un hommage qu’elle n’a même pas réclamé, cette inconnue mériterait que ce geste soit marqué, au moins, par une stèle commémorative, avec cette inscription respectant son anonymat : «À une inconnue qui, magnanimement, généreusement et modestement, n’a point voulu mourir sans démystifier la mort et en faire une source de vie pour les autres». Devant cette stèle, pourraient s’incliner ceux qu’elle a sauvés et ceux qui, conquis par son geste, se sentent préparés à le réitérer à leur tour. Le culte du souvenir institué dès 1920 par la France puis par d’autres pays, pour commémorer le Soldat inconnu, n’était-il pas déjà un exemple et un précédent dédié à la mémoire des combattants de l’ombre et des bienfaiteurs anonymes de l’humanité ?