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Actualités - REPORTAGES

Nuits chaudes à Beyrouth Reportage - Crimes et autres délits dans un quartier de la capitale Une veillée avec les policiers au commissariat de Hobeiche (photos)

Mes nuits sont plus belles que vos jours. C’est ce que pourrait dire Beyrouth, prise dans son sens large, à tous ceux qui la fréquentent pendant la journée, subissent sa pollution, son activité fébrile et ses embouteillages. Mais aux amoureux de la nuit, ceux qui savent regarder, aimer et humer l’air de la vie, c’est un tout autre visage qu’elle offre. Même un commissariat peut ainsi devenir, en plus d’un lieu de détention et, s’il faut en croire certaines rumeurs, de torture, un lieu de chaleur pour les mendiants, les ivrognes et les sans-abri. C’est aussi un refuge pour ceux qui cherchent protection et réparation. Les permanences des secouristes de la Croix-Rouge libanaise sont un havre de compassion, de fraternité et d’entraide et si elles sont opérationnelles 24h sur 24, c’est surtout la nuit que leur activité devient un don de Dieu. Quant aux bars et autres lieux de plaisir, ils aident à noyer les pires chagrins et à tromper la solitude, cette mauvaise conseillère. La nuit, tous les chats brillent d’un nouvel éclat. Beyrouth surtout vibre de passions pas toujours contenues. Commissariat de Hobeiche, Ras-Beyrouth. Le nom fait peur, même si les gens semblent débonnaires. C’est dans cet immeuble de trois étages abritant la division de Hobeiche, le bureau de lutte contre les stupéfiants et la brigade des mœurs, qu’est mort en 1992 un prévenu en plein interrogatoire. C’est pourtant ici que se rendent les personnes ayant un problème à régler et souhaitant avoir recours aux forces de l’ordre. De la plainte pour moto volée, à l’agression sexuelle, en passant par le tapage nocturne et le racolage, sans oublier le ramassage d’ivrognes et autres mendiants qui menacent de troubler l’ordre public, il y a de tout au commissariat de Hobeiche, où l’atmosphère oscille constamment entre le drame et le vaudeville. Comme la vie en somme. Pour voir tout cela de près, nous avons voulu y passer la nuit. Certes, le traitement qui nous y a été réservé était privilégié, après tout nous ne sommes pas (encore) des prévenus. Et c’est un peu de la vie secrète de la ville que nous avons pu observer. Beyrouth la nuit, c’est aussi des agents tantôt débordés enchaînant les patrouilles et les missions urgentes, ou désœuvrés, tuant le temps à défaut d’arrêter les criminels, en regardant la télévision ou en jouant aux cartes. Chronique d’une nuit pas comme les autres. Vingt et une heures Dans la rue Bliss faiblement éclairée, l’animation estudiantine a faibli. Seules quelques voitures traînent encore devant une échoppe de jus de fruits. Par cette nuit froide, le secteur placé sous la responsabilité de la division de Hobeiche s’apprête à plonger dans un sommeil paisible. Seule la lumière en provenance du commissariat dispense un peu de chaleur dans la rue déserte. Devant le coquet bâtiment flanqué d’une rassurante pancarte bleue, portant la mention Gendarmerie, la sentinelle monte la garde. Après les questions d’usage, nous sommes introduits dans le bureau du commandant de la division. Confortable sans être luxueux, ce bureau est le véritable centre des opérations, le commandant étant consulté pour toutes les démarches. La longue veillée commence, martelée par les activités des agents de l’ordre qui vaquent à leurs occupations habituelles : mise à jour du courrier, vérification de la section des arrêts (vide pour l’instant) et affichage des documents concernant les patrouilles et les horaires de service. La division de Hobeiche compte 50 éléments et deux officiers, un lieutenant et un commandant. Officiellement, elle est en charge de la sécurité du secteur s’étendant de Manara à Hamra, sur un périmètre de 16 km2 abritant plus de 100 000 résidents et comptant une cinquantaine de restaurants et plusieurs bars, généralement situés dans une même rue, Tannoukhi. C’est d’ailleurs dans cette rue et le long de la corniche longeant la mer que les patrouilles intensifient leurs activités. Il arrive aussi qu’elles soient spécialement postées devant certains lieux appelés à connaître de l’animation, les stades sportifs par exemple. La nuit, le travail du commissariat est de deux sortes. Il y a ceux qui restent de permanence, enregistrant les plaintes et veillant au bon fonctionnement du lieu, et ceux qui partent en patrouille. Celles-ci doivent durer six heures : de 18 à 24h et de 0h à 6h. Les jeeps des FSI sillonnent toutes les ruelles à la recherche de tout ce qui pourrait troubler la sécurité publique. Elles n’installent des positions fixes que si elles reçoivent des instructions en ce sens, mais sont habilitées à arrêter tout ce qui peut leur paraître suspect ; des tourtereaux qui se livrent à des privautés en voiture ou dans un lieu public, des individus en train de consommer de la drogue, des ivrognes… Elles peuvent aussi intervenir dans une rixe. En un mot, les patrouilles sont compétentes pour tout ce qui a trait au flagrant délit. Mais si le délit est lié aux mœurs ou à la drogue, les personnes arrêtées sont déférées devant les brigades spécialisées qui mèneront l’enquête. Dans le bureau illuminé du commandant, la conversation s’étire, la nuit s’annonce calme. De la porte ouverte, parviennent les bruits de la dactylo martelée par des doigts malhabiles. Plus loin, dans la salle commune, les agents échangent les plaisanteries habituelles et se préparent au dîner. Les FSI paient elles-mêmes leur nourriture de nuit et reçoivent un budget spécial pour cela. « S’il vous plaît, arrêtez-moi! » Soudain, c’est un brouhaha dans l’entrée. Les agents se précipitent vers la porte comme un seul homme pour accueillir… un Soudanais. «Je suis venu me rendre à la justice libanaise, déclare le jeune homme en souriant. J’ai fait le tour de tous les commissariats de la ville et aucun n’a accepté de m’arrêter». «Qu’as-tu fait ?», demande l’officier. «Je suis entré illégalement au Liban», répond fièrement le Soudanais, qui espère ainsi être rapatrié vers son pays. «Mais avant d’être rapatrié, tu vas te retrouver en prison», précise l’officier. «Je vous en prie, arrêtez-moi, je n’ai nulle part où aller, je n’ai plus d’argent et je veux retourner dans mon pays». Les agents de l’ordre ne peuvent retenir leur hilarité. C’est rare en effet que quelqu’un les supplie de l’arrêter. «Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes. Cela peut prendre un mois avant que tu ne sois rapatrié», poursuit l’officier. Mais le Soudanais ne veut rien entendre. «Entrer illégalement au Liban est bien un délit ? Vous devez m’arrêter et appliquer la loi», insiste-t-il. L’officier demande aux agents de l’emmener et de dresser un procès-verbal. Le Soudanais sera transféré le lendemain à la Sûreté générale. Le commissariat retombe dans la léthargie. Il faudra attendre près d’une demi-heure avant d’avoir de nouveau de l’animation. Cette fois, c’est une jeune fille qui se présente à la porte. Intimidée, mais visiblement troublée, elle déclare qu’elle souhaite porter plainte. Les agents se pressent aussitôt autour d’elle et l’introduisent dans le bureau de l’officier. Presque en larmes, la jeune fille explique d’une voix hachée qu’elle a été poursuivie par un homme qui exhibait son membre en proférant des obscénités. «C’est par un véritable miracle que j’ai pu lui échapper et je suis directement arrivée ici. Je suis terrorisée et je n’ose pas circuler». L’officier lui demande de localiser le lieu où l’homme l’a suivie. Comme il s’agit d’une ruelle obscure près de l’AUB et donc relevant de son secteur, il envoie une patrouille sur les lieux. Des papiers pour la dissuasion L’homme plutôt débraillé est introduit quelques minutes plus tard au commissariat. Confronté à la jeune fille, il reconnaît les faits qui lui sont imputés mais se défend en invoquant la provocation. «Elle se promenait seule, dans une ruelle obscure, court-vêtue. Que voulez-vous que je pense en la voyant ainsi ?». Les agents des FSI refusent d’entrer dans son jeu. Ils multiplient les questions précises en le rudoyant et finalement, ils sont convaincus de sa mauvaise foi. Comme il ne s’agit pas à proprement parler d’un délit et que la jeune fille effrayée n’est pas prête à aller au bout de la procédure, ils lui demandent de signer un papier dans lequel il s’engage à ne plus hanter cette rue, avant de lui dire de s’en aller. A peine a-t-il le dos tourné que le papier est rangé dans un tiroir avec de nombreux autres qui n’ont aucune valeur juridique. «Mais au moins, ils servent à la dissuasion», précise l’officier. L’affaire classée, on passe à autre chose. Tel est le quotidien du commissariat, étroitement lié à la vie des habitants du quartier. D’ailleurs, les agents des FSI avouent qu’ils finissent par connaître toute l’intimité des habitants du quartier qui relèvent de leur responsabilité. «Nous intervenons dans tous les domaines, cela va des ordures dans la rue à un voisin bruyant, en passant par les murs qui laissent filtrer l’humidité, les tentatives d’effraction, les flagrants délits d’adultère, les personnes âgées qui vivent seules et qui meurent. Mais le plus dur, ce sont les vols. D’autant que nous n’avons pas les moyens de mener des enquêtes sophistiquées. Ce n’est que maintenant, avec la nouvelle carte d’identité, que nous commençons à avoir les empreintes digitales des citoyens. Malheureusement, nous n’avons aucun moyen de connaître celles des étrangers, syriens ou autres, qui vivent sur notre territoire. Faute de moyens, nous parvenons rarement à identifier les auteurs d’un vol». L’officier estime toutefois qu’il s’agit d’un quartier plutôt calme, essentiellement résidentiel. «Quant à la rue des bars, il ne s’y passe pas grand-chose, les patrons de ces buvettes préferant rester le plus loin possible des agents de la sécurité. Ils ferment soigneusement la porte de leurs établissements et possèdent leurs propres services de sécurité». Selon le commandant, en trois ans, il n’y a eu que deux crimes dans le secteur : le propriétaire d’un magasin de vêtements, et celui d’une joaillerie. Si l’auteur du second a été arrêté, celui du premier n’a jamais été identifié. Il y a eu aussi trois morts naturelles : la gérante d’un restaurant japonais et deux hommes, l’un dans l’ascenseur, l’autre dans l’escalier de son immeuble. Les voisins ont alerté la police qui a dépêché sur les lieux un médecin légiste pour s’assurer de la cause du décès. « Je veux Walid » Le téléphone se met à sonner. Un interlocuteur anonyme informe les policiers qu’une jeune fille cherche à se suicider au niveau du restaurant Dbaybo. La patrouille se dirige aussitôt vers les lieux. Autour de la jeune fille, il y a un attroupement, mais nul n’ose intervenir, de peur qu’elle ne se jette du haut de la falaise par réaction. Les policiers demandent à une dame présente d’essayer de lui parler, dans l’espoir qu’une voix féminine sera mieux entendue. Mais la jeune fille n’écoute personne. D’un ton monocorde, elle prononce comme une litanie : «Je veux Walid. Pourquoi ne vient-il pas ? Je veux Walid…». Quelle détresse se cache donc derrière cette phrase ? Les policiers n’ont pas vraiment le temps d’y penser. Ils essaient seulement de trouver un moyen pour sauver la jeune fille. Ils réussissent finalement à l’attraper. Elle se débat férocément, hurle et lance des insultes. «Laissez-moi, vous n’avez pas le droit», puis reprend : «Je veux Walid». Les agents de l’ordre l’emmènent au commissariat et là ils parviennent à connaître son identité. Comme elle n’a que 17 ans, ils alertent ses parents. Mais la jeune fille est dans un tel état dépressif qu’elle préfère rester aux arrêts, à pleurer. Les agents sont quelque peu effarés et comme dépassés par la situation. Que faire face à un tel désespoir ? L’un d’eux se transforme en nounou et essaie de nourrir la jeune fille éplorée en attendant que ses parents viennent la chercher. Le commandant profite d’un moment de répit pour expliquer qu’en principe, une fille violée peut porter plainte. «Mais cela n’est jamais arrivé, ajoute-t-il. Car, en cas de plainte de ce genre, nous devons procéder à des vérifications jugées gênantes. D’ailleurs, lorsque nous surprenons des couples en train de se bécoter dans un lieu public et que nous les emmenons au poste, nous devons prendre une pièce à conviction, en général un bout du sous-vêtement, pour ne pas être accusés par la suite d’avoir agi abusivement et afin que les personnes arrêtées ne puissent nier devant le juge les faits qui leur sont imputés» Un violeur d’enfant invoque la maladie Parfois, les policiers sont amenés à intervenir dans la vie privée des familles. Un jour, un homme est venu annoncer la disparition de sa femme, en demandant à la police de la retrouver. En réalité, celle-ci s’était enfuie de chez elle, avait marché trois jours, avant de se réfugier chez sa sœur à Beyrouth. C’est là que les policiers l’ont retrouvée. La femme a l’air tout à fait digne, portant le pudique foulard islamique. Lorsque son mari vient pour l’emmener, elle refuse de s’en aller. D’abord, elle garde le silence, puis demande à voir le policier en tête-à-tête. Elle lui confie que son mari est d’une jalousie maladive, qu’il la maltraite et l’oblige à faire l’amour «contre-nature», sinon il la bat. La jeune femme craque pour de bon et le policier est pris de pitié, mais il a les mains liées, l’affaire n’étant pas de son ressort. Il se contente de raisonner le mari et de le menacer. Malheureusement, il n’a plus eu de nouvelles du couple. Souvent, les policiers sont ainsi frustrés de ne pas pouvoir agir. En principe, ils ne sont pas autorisés à porter la main sur les personnes arrêtées quelle que soit la situation. Naturellement, une gifle en passant, cela n’est pas bien grave. Mais parfois les cas sont si révoltants qu’ils ont plutôt envie de rosser ceux qui se trouvent en face d’eux. Ce fut le cas par exemple de cet homme accusé d’avoir violé un gamin de sept ans. Les parents de ce dernier sont venus porter plainte au commissariat et les policiers ont convoqué le violeur, qui a reconnu les faits sans manifester le moindre remords. «Je suis un malade et je ne peux contrôler mes impulsions», déclare-t-il face à des policiers dégoûtés . Les policiers sont aussi parfois obligés de se transformer en psychologues lorsque des épouses délaissées viennent se plaindre que leurs maris les trompent. Elles leur demandent d’intervenir et de convoquer la maîtresse présumée. Les policiers doivent alors mener leur enquête. Ils découvrent ainsi, de temps en temps, que ce sont celles qui se plaignent qui trompent leurs propres maris…Bref la vie d’un quartier n’est pas toujours rose et derrière les murs des appartements se cachent souvent bien des noirceurs. D’ailleurs, au fil des années et des cas à traiter, les policiers perdent beaucoup de leurs illusions sur la nature humaine. Ils en voient tellement chaque jour, chaque nuit, qui’ils ne croient plus beaucoup à la bonté de l’homme. Ils ne cherchent plus à rendre le monde meilleur, mais simplement à appliquer la loi, en essayant de ne pas trop s’impliquer. Mais parfois, aussi endurcis soient-ils, ils ne peuvent s’empêcher d’avoir des réactions de répulsion lorsqu’ils voient l’injustice, le mensonge et les dépravations diverses. La patrouille vient de ramener deux jeunes mendiantes qui ne savent pas trop où passer la nuit. Elles restent donc au commissariat. Ce sont des nomades qui n’ont ni papiers d’identité ni nationalité. Pour elles, le commissariat, c’est au moins un toit pour la nuit, et un peu de nourriture, car lorsque les personnes placées en garde à vue ont faim, les policiers sont obligés de les nourrir, même à leurs propres frais. Avec ses trois pensionnaires, le commissariat passera une nuit paisible. Quand le bureau des stupéfiants est débordé (ce qui arrive souvent, mais chut, il ne faut pas en parler), il lui envoie des pensionnaires. Mais tous ne restent jamais bien longtemps. L’espace d’une nuit (ou au plus de deux), ils hantent la maison d’arrêt avant d’être relâchés ou transférés dans une prison réglementaire. Pour les policiers, ils ne seront qu’un rapport, un de plus, envoyé aux autorités concernées. Ni boy-scouts ni tortionnaires, les agents du commissariat essaient de faire régner l’ordre selon des méthodes parfois très personnelles. Ils savent toutefois que, désormais, les directives sont très strictes, il n’est pas question d’outrepasser leurs prérogatives. Ce n’est pas toujours facile pour eux qui ont souvent affaire à ce que la nature humaine fait de pire. Mais ils n’ont plus le choix. L’application de la loi est à ce prix. Et aujourd’hui, les citoyens connaissent leurs droits et savent que nul ne doit porter la main sur eux. La jeep roule lentement dans la rue des bars. Quelques rares lumières, les buvettes se font discrètes. Ex bar, Bar Francisca, Guy’s bar, Rock in night-club, Mety bar, Ex-bar, autant de noms évocateurs de plaisirs divers, soigneusement dissimulés derrière des portes closes. L’aube pointe déjà, décidément c’est une nuit calme, il fait trop froid pour les excès. Les ombres s’effacent, la patrouille rentre au commissariat. Les policiers sont épuisés, nous aussi. Un nouveau jour commence porteur de son lot de drames, d’histoires drôles et d’émotions. Au commissariat, le quotidien n’est jamais tout à fait rose ou noir. Il a simplement la couleur de la vie.
Mes nuits sont plus belles que vos jours. C’est ce que pourrait dire Beyrouth, prise dans son sens large, à tous ceux qui la fréquentent pendant la journée, subissent sa pollution, son activité fébrile et ses embouteillages. Mais aux amoureux de la nuit, ceux qui savent regarder, aimer et humer l’air de la vie, c’est un tout autre visage qu’elle offre. Même un commissariat peut...