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Actualités - REPORTAGES

Correspondance Le journal de Nininsky dans son intégralité Récit d'une folie annoncée

«Je n’ai pas parlé à la montagne car on aurait dit de moi : cet homme est fou . Je ne suis pas un homme fou parce que j’ai des sentiments. Je ne sens pas la douleur mais un amour fou pour les gens. L’arbre m’a dit de ne pas parler ici, parce que les hommes ne comprennent pas les sentiments… Je veux parler à haute voix pour que tout le monde sente avec moi. Je veux aimer tout le monde. C’est pour cela que je suis Dieu. À lui seul, le sentiment suffit à établir l’union divine». Ce désir de mysticisme et d’immortalité émane du plus célèbre danseur des temps modernes, Vaslav Nijinski. Et ce texte est un extrait de son journal (rédigé il y a 80 ans), qui vient d’être publié, pour la première fois, dans sa version intégrale. Son épouse Romola l’avait rendu public après l’avoir expurgé et aseptisé pour ne pas altérer la légende dont elle s’était faite la gardienne et la bénéficiaire. Elle n’avait pas caché la lutte de Nijinski avec la maladie mentale mais elle en avait complètement occulté les aspects sordides : la paranoïa et les obsessions sexuelles. Dans cet ouvrage de 381 pages, on le découvre aujourd’hui à travers sa nature profonde et son immense talent qui en ont fait un danseur légendaire et aussi à travers la dégénérescence qui l’a frappé. Comme on le sait, Nijinski (né à Kiev en 1890 et décédé à Londres en 1950) a d’abord été l’étoile des Ballets russes et a connu un succès fulgurant en Europe. Son nom est devenu symbole d’envol et de bonds infinis. Surmontant ses disgrâces (cuisses courtes musclées à l’excès et chevilles épaisses), il a développé un style tout en grâce féline et en sensualité. Il est le créateur de deux ballets entrés dans le répertoire moderne, Le Sacre du Printemps (1913) et l’Après-Midi d’un Faune (également 1913). Il a brillé dans les rôles-vedettes de ces œuvres de même que dans Petrouchka. «Mariage avec dieu» Nijinski a commencé la rédaction de son journal le 19 janvier 1919. Ce soir-là, il avait dansé en soliste (dans un hôtel de Saint-Moritz où il logeait avec sa famille) une de ses compositions intitulée Mariage avec Dieu. Pendant les 45 jours qui ont suivi, il a travaillé 24 heures sur 24 pour déverser, noir sur blanc, ses angoisses et son mal-être. En mars de la même année, son épouse Romola l’emmène à Zurich consulter un psychiatre de renom qui diagnostique chez lui une schizophrénie. Ce sera alors pour le célèbre danseur un effroyable ballet d’entrées et de sorties d’hôpital et de thérapies agressives. Sa condition n’en sera pas améliorée pour autant et ses souffrances dureront jusqu’à sa mort, due à un blocage des reins. Son journal est un miroir de ses tourments mais aussi de sa conception de la vie et de l’art. Ce récit, il espérait en faire une œuvre littéraire aussi expérimentale que ses chorégraphies. Il précise que le vocabulaire et le style lui importaient peu, l’essentiel étant de traduire ses sentiments. Pour cela, il avait été jusqu’au tréfonds de son être. Il a notamment écrit : «Dieu m’a dit “va à la maison et dis à ta femme que tu es fou”. Je suis un homme en transe. Je peux écrire en transe et je suis en transe de Dieu». À l’instar des surréalistes André Breton, Dada et Hans Arp, il s’adonnait à l’écriture automatique. Faire des sentiments le moteur de sa pensée et de son existence est une démarche purement romantique et surtout purement slave. Selon un précepte de sagesse russe, les fous sont ceux qui ont cessé d’être émotifs et qui ne carburent qu’à la rationalité.
«Je n’ai pas parlé à la montagne car on aurait dit de moi : cet homme est fou . Je ne suis pas un homme fou parce que j’ai des sentiments. Je ne sens pas la douleur mais un amour fou pour les gens. L’arbre m’a dit de ne pas parler ici, parce que les hommes ne comprennent pas les sentiments… Je veux parler à haute voix pour que tout le monde sente avec moi. Je veux aimer...