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Actualités - REPORTAGE

Depuis hier, la route de Kfarfalous est de nouveau praticable Emouvantes retrouvailles entre Jezzine et Saïda (photo)

La réouverture hier de la voie de passage de Kfarfalous après douze ans de fermeture s’est caractérisée par la simplicité de la cérémonie et la sincérité des émotions qui tranchaient avec le caractère solennel et le style médiatisé des manifestations auxquelles nous ont habitués les officiels ces dernières années.

La réouverture de cette route de deux kilomètres serpentant dans un no man’s land au décor apocalyptique a redonné espoir aux habitants de Jezzine en leur permettant de gagner Beyrouth par l’est de Saïda en 90 minutes au lieu des trois heures qu’ils passaient au volant de leurs véhicules en empruntant le passage de Bater (Chouf).
«Le trajet Jezzine-Beyrouth me coûtait 100 mille livres. Aujourd’hui, 25 mille suffiront». Cette phrase prononcée par Merched, un vieux cultivateur de Jezzine aux larges moustaches grises, explique bien mieux que les discours grandiloquents des responsables l’importance de l’événement. Evidemment, Jezzine demeure toujours sous le contrôle camouflé de l’occupant israélien, mais avec la réouverture de Kfarfalous, la ville et ses villages se sont rapprochés davantage du reste du pays, en attendant la libération totale.
En plus de la dimension humaine, il y a aussi la portée politique. Désormais, les habitants de Jezzine pourront établir un contact plus étroit avec Saïda et sa région. C’est une barrière physique aux conséquences psychologiques néfastes qui est tombée hier. Peut-être qu’un des derniers souvenirs de la tragédie de l’est de Saïda en 1985 s’estompera-t-il. Sans doute, les Libanais du Sud apprendront à mieux se connaître et à vivre ensemble. Il y a enfin les retombées économiques qu’il ne faut pas négliger. Les cultivateurs de Jezzine pourront écouler pommes, olives, pignons de pins et produits artisanaux à Saïda et dans le reste du Liban-Sud. L’important, c’est de juguler l’exode des jeunes qui a transformé cette grande localité en ville-fantôme.

Spectacle apocalytique

Dès 8h, habitants de la région et journalistes commencent à affluer vers Kfarfalous. Les soldats de l’armée libanaise portant casques et gilets pare-balles s’efforcent de contenir la petite foule. L’accès aux champs bordant la route est interdit par des fils barbelés récemment déroulés. «Attention, mines», prévient une pancarte fraîchement peinte. Des ouvriers du ministère des Travaux publics s’efforcent de rendre praticable la route qui n’est pas en très bon état. La foule attend patiemment le feu vert des soldats pour s’élancer vers le «no man’s land» conduisant aux régions contrôlées par la milice de l’Armée du Liban-Sud (ALS). Tout le monde veut commenter l’événement. «L’ouverture de la voie de passage est une mesure positive. Nous espérons que toute la région sera libérée. Il faut maintenant abolir les permis nécessaires pour traverser d’un côté à l’autre», déclare Dib Mitri, le chef du Conseil municipal de la localité voisine de Salhiyé, venu à la tête d’une délégation accueillir «nos frères de Jezzine». Sœur Céline Baraké, présidente de l’école de Abra (est de Saïda), semble très émue. «Notre joie est grande, dit-elle d’une voix enrouée. Il y a dans mon école des enseignants de la région de Jezzine qui endurent beaucoup. Ce sont les plus belles noces. Je suis originaire de la Békaa-Ouest. J’espère que notre tour viendra».
A 9h30, un soldat donne le signal tant attendu. La route est désormais ouverte. Une foule de piétons et une file de voitures se dirigent vers la voie de passage. Un bouchon se forme au dernier check-point de l’armée. Les militaires sont courtois mais vigilants. Les voitures sont minutieusement fouillées. A droite, dans un petit champ, des soldats accroupis désamorcent des mines. D’autres, postés sur une colline, observent à la jumelle les crêtes environnantes. Le convoi s’ébranle enfin. Pendant plusieurs centaines de mètres, c’est le «no man’s land». Un spectacle apocalyptique s’offre à nos yeux. De la célèbre cité universitaire construite par M. Rafic Hariri au début des années 80, il ne reste que des bâtiments en ruines. Les murs criblés de balles et éventrés par les obus témoignent de la violence des combats qui se sont déroulés dans la région entre 1985 et 1988. D’énormes cratères parsèment la route qui serpente entre les collines arides. A mi-chemin entre Kfarfalous et Anane qui est contrôlée par l’ALS, les deux convois venant des deux côtés de l’ancienne ligne de démarcation se rencontrent. Des jeunes et des moins jeunes brandissent des drapeaux libanais et des pancartes avec des inscriptions de bienvenue. Accolades, embrassades et formules de politesse. Les retrouvailles donnent lieu à des scènes émouvantes. Joseph Mansour, qui vient de Roum, se jette dans les bras de Adel Mitri de Salhiyé qu’il n’a pas vu depuis 12 ans. Certains versent des larmes, d’autres ont la voix étouffée par un sanglot. Le Liban vient de retrouver une partie de lui-même.
Notre voiture se fraye un chemin et continue vers Anane sur une route déserte. Le point de contrôle de l’ALS apparaît subitement derrière un virage sur un petit monticule de terre. Les miliciens en civil et les quelques correspondants de presse dans la zone occupée sont visiblement aussi surpris que nous par cette rencontre impromptue. Ils s’approchent lentement du véhicule les yeux écarquillés comme s’ils venaient de découvrir une créature extra-terrestre. Trop tard pour faire demi-tour.
— D’où venez-vous? Le ton est courtois mais méfiant.
— De Beyrouth.
— Vous êtes les premiers à traverser ce passage.
— Ah...bon.
Sous l’objectif d’une caméra de télévision (pour le compte de qui ce jeune homme est-il en train de nous filmer?), un homme plus âgé que les autres (peut-être le responsable du check-point) pose des questions sur le ton d’un enquêteur. «Quel est votre nom? Vous êtes originaires de quelles régions? Vous avez une pièce d’identité? Que venez-vous faire?». L’espace d’un instant, nous avons l’impression que c’est le monde à l’envers. «En tant que journalistes, c’est à nous de poser les questions, lui répond-on. Pouvez-vous nous dire à qui nous nous adressons?». Pas de réponse. Nous expliquons alors que nous voulons faire le trajet que des centaines de personnes sont appelés à parcourir tous les jours après douze ans d’interruption forcée.
— Mais vous avez besoin d’un permis, précise-t-il.
— Nous n’avons que la carte de presse.
— Où comptez-vous aller? insiste-t-il.
— Aussi loin que nous le pourrons.
Après quelques minutes de réflexion, le responsable de l’ALS nous autorise à passer à condition que nous laissons notre véhicule sur le point de passage. Nouvelle négociation. Finalement, c’est dans notre voiture que nous nous dirigeons vers Jezzine.
Nous avons l’impression d’entrer dans une grande maison vide. Les villages que nous avons traversés jusqu’à Kfarfalous grouillaient de vie. Mais entre Anane, Roum, Azour et Jezzine, c’est le désert. Les voitures sont rares et filent à grande vitesse sur les routes bordées de magnifiques pinèdes. Les quelques personnes que nous rencontrons en chemin sont des bergers ou des cultivateurs, âgés pour la plupart. A Jezzine, un silence de mort rappelle que sur les 70.000 habitants du caza, seuls 4.000 sont demeurés sur place. Les étagères des pharmacies et des épiceries sont presque vides. Faute de consommateurs, les commerçants ne stockent plus les marchandises.
Pendant le retour, nous n’échangeons pas un mot. Nos pensées vont vers les morts fauchés ces derniers mois sur les routes de la région par les bombes «anonymes». C’est grâce à leur sacrifice qu’aujourd’hui Jezzine est Saïda ont pu se retrouver...
Paul KHALIFEH
La réouverture hier de la voie de passage de Kfarfalous après douze ans de fermeture s’est caractérisée par la simplicité de la cérémonie et la sincérité des émotions qui tranchaient avec le caractère solennel et le style médiatisé des manifestations auxquelles nous ont habitués les officiels ces dernières années.La réouverture de cette route de deux kilomètres...