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Actualités - REPORTAGE

Ouverture hier du procès de l'assassinat de Rachid Karamé devant la Cour de Justice Geagea apparaît amaigri devant une salle divisée en deux camps (photos)

Est-ce bien Samir Geagea, le chef des FL dissoutes, cette silhouette filiforme, perdue dans des vêtements trop larges, trop tristes, trop hivernaux, qui couvrent sans habiller, rendant l’homme encore plus frêle, encore plus étranger? Depuis sa dernière apparition en public, en avril dernier, pour plaider son innocence dans la double tentative d’assassinat du ministre Murr, Geagea a dû encore perdre du poids et il semble désormais dans un autre monde. Il n’a même pas l’air très intéressé par l’ouverture du procès de l’assassinat le 1er juin 1987 du premier ministre Rachid Karamé, la dernière affaire — jusqu’à ce jour — dans laquelle il est impliqué. Depuis cette matinée de novembre 1994 où il a commencé à comparaître devant la Cour de justice, en tant qu’accusé, c’est devenu pour lui une routine, parfois juste un peu dérangeante puisqu’elle l’oblige à sortir de son isolement.
Pourtant, beaucoup de choses semblent différentes dans cette affaire. D’abord, la Cour de justice a un nouveau président, M. Mounir Honein, à la grande expérience en matière pénale, visiblement déterminé à imprimer un nouveau rythme au procès. Ensuite le contexte général replonge le pays dans l’une de ses pires périodes, celle où chaque partie rêvait de son petit canton et pouvait espérer l’obtenir. Ce procès est, en effet, le premier, devant la Cour de justice où, selon l’acte d’accusation, des chrétiens ont tué un musulman, les précédents opposant toujours des personnes d’une même confession. Hier, dans l’immense salle du tribunal, l’assistance semblait aussi divisée en deux camps, séparés par un fossé infranchissable. D’un côté les familles des 5 inculpés présents et leurs partisans et amis et de l’autre, la famille du premier ministre assassiné, à sa tête MM. Omar et Maan Karamé, accompagnés de plusieurs notables de Tripoli et du Nord, dont notamment le député Saleh Kheir, l’ancien ministre Hassan Ezzedine et le président de la municipalité de Tripoli, M. Sami Minkara. Seule la présence de l’ancien député Sélim Habib dans ce camp laisse entrevoir un espoir d’unité et de réconciliation.
L’impression se modifie toutefois lorsqu’on regarde du côté des avocats. Si du côté des inculpés, on retrouve pratiquement les mêmes noms que dans les précédents procès, du côté de la partie civile, essentiellement MM. Omar et Maan Karamé, on trouve de nouvelles figures, mais aussi un mélange de chrétiens et de musulmans qui affirment vouloir défendre le droit. Geagea sera ainsi défendu par MM Edmond Naïm, Issam Karam, Moussa Prince, Robert Haddad et Elie Lahoud. Le brigadier Khalil Matar a pour avocats MM. Badawi Abou Dib, Chaker Abousleimane, Rachad Salamé, Samira Matar, Antoine Abou Dib et André Abouhaïdar. Les avocats de Aziz Saleh sont Sleimane Lebbos et Abdo Abou Tayeh — qui avaient défendu Manuel Younès dans l’affaire Murr et obtenu la reconnaissance de son innocence. Antoine Chidiac a pour avocate Me Saydé Habib — qui avait défendu Rafic Saadé dans l’affaire Zayeck — et Camille Rami est défendu par Me Amir Arsouni Younès.

Profession: «Sans travail»

MM. Omar et Maan Karamé sont représentés par 10 avocats: l’ancien bâtonnier René Ghantous, MM. Hassan Kawas, Joseph Arayji (proche du ministre Frangié), Issam Naaman (ancien député), Khodr Haraké, Moustapha Assir, Youssef Dib, Youssef Germanos (qui avait représenté la partie civile dans l’affaire Murr), Bassam Dayé et Emile Kanaan (frère du général Khalil Kanaan tué en 1988). Me Nazih Ghantous représente Jamal Mawas qui avait été blessé lors de l’explosion de l’hélicoptère à bord duquel se trouvait le premier ministre. Tout ce monde échange des salutations et des propos anodins, comme pour chasser la tension. Mais lorsqu’à 14h25, Samir Geagea fait son entrée, après Aziz Saleh, Antoine Chidiac et Camille Rami, le brouhaha se calme, comme par un miracle. La salle est en état de choc, mais l’homme qui a, jadis, contrôlé toute une région, et qui n’est plus — physiquement du moins — que l’ombre de lui-même, n’a d’yeux que pour sa femme, qui le regarde d’ailleurs avec dévotion. M. Omar Karamé — qui avait nommé Samir Geagea dans son équipe ministérielle en 1991 — baisse la tête pour ne rien voir, alors que ses deux fils, Khaled et Fayçal, regardent avidement. Le brigadier Khalil Matar (arrêté le 20/7/96) est le dernier à s’installer dans le box des accusés, en uniforme militaire et l’air visiblement très affecté. Son épouse ne peut retenir un tremblement de ses lèvres et cache ses larmes derrière de grosses lunettes noires. Mais le plus émouvant est encore son fils, un tout jeune homme aux joues rouges qui veut se montrer à la hauteur de la circonstance. Selon l’acte d’accusation, Matar se serait trouvé à bord du hors bord, à partir duquel Ghassan Touma aurait fait exploser l’hélicoptère.
Lorsqu’à 14h30, la Cour de justice s’installe et déclare le procès ouvert, on voudrait avoir des dizaines d’yeux pour tout voir. Le choc Geagea péniblement dépassé, le regard vole de l’assistance, aux inculpés, au procureur général M. Adnane Addoum, venu en compagnie de deux avocats généraux: M. Amine Bou Nassar (qui avait représenté le parquet dans l’affaire Murr) et Mme Rabiha Ammache, aux juges revêtus de la robe pourpre avec un col en hermine: le président Honein, bien sûr, mais aussi MM. Ralph Riachi, Ahmed Moallam, Hekmat Harmouche et Hussein Zein.
M. Addoum a devant lui deux ouvrages de loi, car il s’attend à devoir protester au mandat de défense donné par Samir Geagea à son ancien second, Me Karim Pakradouni. Le procureur considère en effet qu’on ne peut être à la fois avocat de la défense et témoin du parquet dans une même affaire. Et il estime que le témoignage de Me Pakradouni dans cette affaire est très important, justement parce qu’il avait un poste de haut rang au sein des FL. De son côté, Me Pakradouni pense qu’il n’y a aucune contradiction entre les deux et, de toute façon, selon lui, le droit de défense prime toutes les autres considérations. Pourtant, l’affaire n’a pas été soulevée devant la Cour, hier, Me Pakradouni ayant remis le dossier au bâtonnier Klimos, qui devra lui trouver une solution.
Me Issam Karam a été le premier avocat, dans ce procès, à prendre la parole, pour annoncer que Me Edmond Naïm compte soulever plusieurs exceptions de forme, concernant l’incompétence de la Cour pour juger cette affaire, la nécessité d’annuler l’instruction préliminaire, parce que, selon lui, elle comprend de nombreuses atteintes aux droits de l’homme, la nécessité d’appliquer la loi de la guerre, cet assassinat ayant eu lieu, alors que le pays était encore ravagé etc. Comme les avocats de la partie civile font mine de protester, Me Karam s’écrie: «A quoi vous opposez-vous? Lisez d’abord la note de Me Naïm!»
Avec son humour habituel, Me Karam lance à l’adresse des avocats de la partie adverse: «Je vous comprends, vous manquez encore d’expérience, ici...». On dirait qu’il veut dès le départ leur gâcher leur effet.
Le président de la Cour demande ensuite à chacun des inculpés de décliner son identité et il commence par Geagea. Au moment de lui demander sa profession, le chef des FL dissoutes, qui, en dépit de sa maigreur, n’a rien perdu de sa vivacité d’esprit, lève les bras en riant. Et le président Honein dicte au greffier, tout en dissimulant un sourire: «Sans travail». Il procède ensuite à la lecture de l’acte d’accusation établi par le juge d’instruction Georges Ghantous. Et voilà brusquement la salle revenue dix ans en arrière, alors que la guerre faisait rage et que le pays était divisé en deux camps, l’un à majorité musulmane et l’autre chrétien, malgré l’existence, des deux côtés, de quelques nationalistes qui tentaient de recoller quelques morceaux de la patrie.
L’acte d’accusation brosse, en effet, un portrait de la situation du pays en 1987, lorsque les FL réclamaient l’ouverture de l’aéroport de Halate et que M. Rachid Karamé, alors premier ministre, s’y opposait. La pression était devenue telle que M. Karamé avait présenté sa démission, mais les FL poursuivaient leur campagne contre lui, à travers les journaux et auprès du chef de l’Etat, à l’époque, M. Amine Gemayel, afin qu’il accepte la démission. C’est dans ce contexte tendu que l’ancien président Camille Chamoun avait entrepris des contacts avec M. Rachid Karamé, et en compagnie d’autres personnes de bonne volonté, ils étaient parvenus à un accord qui désamorçait la crise et qui devait entraîner le retrait de la démission du premier ministre. C’est à ce moment qu’il a été assassiné le 1er juin 1987, à 9h, à bord de l’hélicoptère 906 de type Puma qui le menait tous les lundis de Tripoli à Beyrouth.
La Cour a ensuite procédé à la lecture de certaines pièces du dossier, notamment des rapports militaires effectués sur le terrain, à la suite de l’explosion et ceux des médecins légistes qui comportent une description insoutenable du corps du premier ministre assassiné. Imperturbable, M. Omar Karamé n’a pas bronché, regardant droit devant lui, l’œil toutefois bien triste.
La Cour a aussi lu les dépositions de José Bakhos, ancien membre du service de sécurité des FL présidé par Ghassan Touma, et celles des trois inculpés: Aziz Saleh, Antoine Chidiac et Camille Rami. Toutes sont accablantes pour les Forces libanaises. José Bakhos, Antoine Chidiac et Aziz Saleh racontent comment Ghassan Touma a planifié l’assassinat et comment il a utilisé le brigadier, alors commandant, Khalil Matar. Les détails sont passionnants, mais il faudra voir ce que diront les mêmes personnes lorsque la Cour les entendra. ce qui ne saurait plus tarder, puisque hier, une grande partie des pièces du dossier ont été lues. Le prochain rendez-vous avec ce passé douloureux est fixé au 12 décembre.

Scarlett HADDAD
Est-ce bien Samir Geagea, le chef des FL dissoutes, cette silhouette filiforme, perdue dans des vêtements trop larges, trop tristes, trop hivernaux, qui couvrent sans habiller, rendant l’homme encore plus frêle, encore plus étranger? Depuis sa dernière apparition en public, en avril dernier, pour plaider son innocence dans la double tentative d’assassinat du ministre Murr,...