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Actualités - REPORTAGE

Etat-CGTL : cinq années de confrontation (I) Le traumatisme des émeutes du 6 mai 1992 (photos)

Le tribunal de première instance de Beyrouth a fixé à demain jeudi 25 septembre l’audience au sujet de la plainte déposée par des fédérations syndicales proches de M. Elias Abou Rizk et réclamant l’annulation des élections d’un nouveau comité exécutif de la Confédération générale des travailleurs au Liban (CGTL) le 24 avril dernier. C’est toute l’histoire d’un mouvement syndical né au début du siècle, tiraillé entre la défense des intérêts des travailleurs et le jeu de la politique interne, qui s’étale sous les yeux des juges. La division du mouvement syndical libanais consacrée le 24 avril est le résultat d’une confrontation qui se poursuit depuis cinq ans entre les gouvernements successifs et la CGTL. Cet article préparé dans le cadre d’un séminaire qui se tiendra en octobre prochain à l’initiative de la Fondation libanaise pour la paix civile permanente relate les détails de cette confrontation.
A la fin des années 80, la Confédération générale des travailleurs au Liban (CGTL), qui regroupait à l’époque 18 fédérations comptant 150 syndicats, était devenue un acteur essentiel de la vie publique. Alors que la plupart des partis traditionnels et des milices vivaient un état de pourrissement avancé, la centrale syndicale était encore en mesure de mobiliser des milliers de personnes autour de slogans aussi bien socio-économiques que politiques. En 1988, 12.000 manifestants ont défilé à l’appel de la CGTL sur l’ancienne «ligne verte» séparant les deux secteurs de la capitale pour crier leur colère à l’égard de la poursuite de la guerre, pour réaffirmer leur attachement à l’unité du pays et pour dénoncer les difficultés économiques aggravées par une inflation galopante.
La guerre terminée, la centrale syndicale a poursuivi sur sa lancée. On connaît le rôle déterminant joué par la Confédération dans la démission du premier ministre Omar Karamé sous la pression d’une rue bouillonnante. L’émeute du 6 mai 1992 (certains l’appellent la «révolution des pneus») a avant tout été provoquée par l’érosion dramatique du pouvoir d’achat des Libanais, avec un dollar frôlant les 3000 livres. Il est vrai que le mécontentement populaire a été exploité par des tierces parties et que le mouvement de contestation lancé par la CGTL a pu être canalisé dans une direction servant les intérêts politiques de certaines forces influentes. Il ne fait pas de doute, néanmoins, que la centrale syndicale a été le détonateur de ces événements. De surcroît, elle a prouvé qu’elle était toujours en mesure de paralyser l’ensemble du pays. Ce fait est particulièrement important lorsque l’on sait que l’influence des partis libanais, dont certains avaient une envergure nationale avant 1975, s’est considérablement réduite après la fin de la guerre. En dehors des communautés qu’elles représentent ou des régions où elles sont bien implantées, les plus anciennes formations n’avaient plus aucun impact au début des années 90. Seule la CGTL pouvait encore se prévaloir d’une influence transcommunautaire touchant les différentes régions libanaises, notamment les grandes villes.
Le pouvoir libanais était visiblement indisposé au plus haut point par une centrale syndicale jugée turbulente et capable de déclencher un mouvement de contestation populaire, qui, bien que placé sous un label socio-économique, finissait par avoir des conséquences politiques imprévisibles. Il fallait donc trouver les moyens susceptibles de neutraliser la CGTL, d’en réduire l’influence et d’en limiter les capacités de mobilisation. Après le 6 mai 1992, les gouvernements successifs se sont attelés à cette tâche en utilisant des méthodes très variées, avec un seul objectif : affaiblir la centrale syndicale, même s’il faut pour cela intervenir directement dans ses affaires. Il s’agit bien de l’infiltration par l’Etat d’une des plus importantes composantes de la société civile.

Les élections du
8 juillet 1993

Evidemment, le pouvoir se défend des accusations d’ingérence dans les affaires syndicales lancées contre lui. Les ministres du Travail qui se sont succédé depuis 1992, Abdallah el-Amine et Assaad Hardane, ne ratent pas une occasion de démentir les faits qui leur sont reprochés. Mais cinq ans après la «révolution des pneus», l’image qui s’offre à nos yeux est celle d’un mouvement syndical considérablement affaibli et divisé, miné par des rivalités et dont les capacités de mobilisation (le pouvoir préfère parler de capacités de nuisance) sont énormément réduites. Pour en arriver là, il a quand même fallu des années d’efforts assidus, ponctués d’événements dramatiques et de rebondissements spectaculaires.
Après la démission du président Omar Karamé, M. Rachid Solh est chargé de former un nouveau gouvernement. Le ministre du Travail qui a conservé son portefeuille, Abdallah el-Amine, amorce alors une politique syndicale qui se poursuivra pendant 5 ans. Il demande d’abord à la CGTL de renouveler sa direction à travers des élections de la base au sommet. Pendant les derniers mois de 1992 et le premier semestre de 1993, les différents syndicats organisent des élections pour la première fois depuis des années. Auparavant, M. Antoine Béchara, qui préside la centrale syndicale depuis 1983, avait accepté les dossiers d’adhésion de quatre nouvelles fédérations : la Fédération libanaise des syndicats ouvriers, la Fédération libanaise des syndicats libres (proches du parti dissous des Forces libanaises), la Fédération des chauffeurs de taxis collectifs et la Fédération professionnelle des produits chimiques (proches des partis de gauche).
La date des élections du comité exécutif de la centrale syndicale est fixée au 8 juillet 1993. Pendant les semaines qui précèdent cette échéance, de fébriles contacts se déroulent dans les coulisses pour la formation des listes. Dans un entretien qu’il nous a accordé récemment, M. Abdallah el-Amine dément formellement être intervenu dans ces démarches. Mais d’autres témoignages que nous avons recueillis assurent que le ministre a joué un rôle central et qu’une partie des tractations a même eu lieu dans son bureau.
C’est M. Toufic Abou Khalil, président de la Fédération des syndicats unis, qui sert d’intermédiaire entre M. el-Amine et certains syndicalistes. M. Elias Abou Rizk, qui dirige le Syndicat des salariés de Télé-Liban (affilié à la Fédération unie), se laisse convaincre de se présenter contre Antoine Béchara, considéré à l’époque par le ministère du Travail comme l’homme à abattre. Aussi incroyable que cela puisse paraître, lorsque M. Abou Rizk décide de briguer la présidence de la CGTL, c’est avec la bénédiction de M. el-Amine qu’il le fait. «Au début, M. Abou Rizk n’était pas loin du projet du pouvoir, nous déclare Yasser Nehmé, secrétaire général de la branche opposante de la centrale syndicale et un des plus proches collaborateurs de M. Abou Rizk. Mais il n’était pas question pour lui d’accepter les alliances électorales concoctées par le ministre et ses conseillers».

Béchara aussi résiste pendant un certain temps aux pressions du ministère qui cherche à imposer une liste qu’il a largement inspirée. Quelques jours avant la date du scrutin, M. el-Amine l’informe que le veto qui le frappe peut être levé à deux conditions : l’exclusion des fédérations «de gauche» de toute liste et la mise à l’écart de M. Hassib Abdel Jawad, président (aujourd’hui disparu) de la Fédération des salariés et des ouvriers du Liban-Sud, un homme respecté par la rue, mais haï par les gens du pouvoir. Au nombre de huit, ces organisations sont regroupées autour de la Fédération nationale des syndicats ouvriers, proche du Parti communiste. Il s’agit du plus important bloc avec 16 délégués pour un collège électoral de 44 membres. Depuis la seconde moitié des années 80, ce bloc a accordé un soutien sans faille au président de la CGTL. M. Béchara est confronté à un dilemme : rester fidèle à ses alliances au risque d’affronter la liste soutenue par M. el-Amine et perdre la présidence de la centrale, ou abandonner ses alliés pour conserver son poste. Il résiste encore, mais des signes de faiblesse commencent à apparaître. Pour accentuer davantage la pression, les milieux du ministère du Travail font circuler la nouvelle que la liste agréée par le pouvoir sera conduite par Toufic Abou Khalil ou par Elias Chehya, président de la Fédération des syndicats des transports aériens. M. Béchara finit par craquer. A vingt-quatre heures des élections, il informe les fédérations de gauche qu’il a finalement choisi de conduire la liste parrainée par le pouvoir. Cette alliance s’articule autour des deux organisations des FL et de dix autres Fédérations qui sont celles des employés de banque, des salariés du secteur sanitaire et pédagogique, des offices autonomes (présidée par Béchara), des syndicats de la Békaa, des transports aériens, des produits alimentaires, des syndicats du Liban-Nord, du secteur hôtelier et des lieux de loisirs, des transports maritimes et de l’union des syndicats. «Selon le pointage du ministère du Travail, cette liste était assurée de remporter la victoire avec un score de 27 voix», précise M. Nehmé.

La surprise
du dernier
quart d’heure

Après l’acceptation par M. Béchara des conditions du pouvoir, M. el-Amine retire son soutien à Elias Abou Rizk et lui demande même de ne plus livrer la bataille. Mais ce dernier refuse et décide de continuer jusqu’au bout. Il dispose d’emblée du soutien de trois organisations syndicales : la Fédération des syndicats unis dont M. Abou Rizk a ravi entre-temps la présidence à Toufic Abou Khalil, la Fédération des salariés et des ouvriers du secteur commercial et la Fédération des syndicats pétroliers. Il est aussi soutenu par M. Moussa Nasser, président de la Fédération des offices autonomes et des entreprises publiques. Il dispose donc de 7 voix, ce qui ne lui laisse pratiquement aucune chance face à Béchara. Le soir du 7 juillet, le ministre peut dormir sur ses lauriers. Le lendemain, la CGTL va changer de direction et d’orientation. La victoire semble acquise et aucune mesure de sécurité exceptionnelle n’est prise autour du siège provisoire de la centrale syndicale au port de Beyrouth, où doit se dérouler le scrutin.

Mais des bouleversements spectaculaires et imprévisibles se produisent. Tard dans la nuit du 7 juillet, le bloc des huit fédérations exclues de la liste de Béchara décide de voter contre lui pour lui barrer la route. Le jour des élections, de nouveaux rebondissements vont fausser les calculs du ministre. «Un quart d’heure avant l’ouverture des urnes, raconte M. Nehmé, des contacts ont lieu dans les couloirs du siège provisoire. Les huit fédérations décident d’appuyer Abou Rizk qui est élu, à la surprise générale, par 22 voix contre 20 pour Béchara». La défaite est cuisante et elle ne s’arrête pas là. Hassib Abdel Jawad et Sleiman Hamdane (membre du Parti socialiste progressiste) sont élus vice-présidents et Yasser Nehmé remporte le siège de secrétaire général. Le nouveau comité exécutif de la CGTL est l’antithèse de la liste concoctée dans les cuisines du ministère du Travail. Pour la première fois dans l’histoire de la CGTL, des syndicalistes, membres du Parti communiste, arrivent à la plus haute instance de la centrale syndicale. «Les résultats des élections ont constitué une très mauvaise surprise pour le ministre el-Amine et pour le chef du gouvernement. Il s’agissait de la première opération réellement démocratique après l’accord de Taëf», déclare M. Nehmé. Il ajoute que la défaite de M. Béchara est due à l’assurance du ministre qui pensait que les jeux étaient faits. «La période qui a précédé les élections a été marquée par de nombreuses interventions et ingérences parfois publiques de la part des autorités dans les affaires syndicales. Mais le jour du scrutin, le pouvoir n’est pas intervenu parce qu’il pensait que tout était joué en sa faveur», a encore dit M. Nehmé.

Evidemment, M. el-Amine dément être intervenu dans les élections syndicales en faveur d’un candidat contre un autre. Quant à la formation des listes, il jure qu’il n’y a pas participé. Il rappelle qu’il a même décerné la médaille du ministère du Travail à Elias Abou Rizk quelque temps après son élection.
En fait, entre le mois d’août 1993 et le début de l’année suivante, les relations s’améliorent nettement entre la CGTL et le gouvernement. «Pendant cette période, il n’y a plus d’interventions dans les affaires syndicales. Au contraire, les autorités font preuve d’ouverture et nous entamons un dialogue avec le premier ministre et le ministre du Travail», explique M. Nehmé. Cette trêve est due au climat d’optimisme qui règne dans le pays avec le lancement des projets de reconstruction et la stabilisation de la monnaie nationale. Après des négociations laborieuses, le gouvernement et la CGTL signent le 14 décembre 1993 un accord portant sur l’augmentation du salaire minimum, la majoration des salaires et l’amélioration des autres prestations sociales.
Mais cette lune de miel ne dure pas longtemps. En janvier 1994 et devant le retard dans la mise en œuvre de l’accord du 14 décembre, la CGTL charge un institut de recherches et de consultants de préparer un rapport sur le niveau de vie et sur la situation économique et sociale au Liban. Le comité exécutif de la centrale syndicale adopte les résultats de cette étude qui met en relief les difficultés économiques auxquelles sont confrontées un grand nombre de familles libanaises et les insuffisances du gouvernement en matière de politique sociale.
L’adoption par la CGTL d’un programme d’action revendicatif inspiré du rapport provoque une détérioration des relations entre le gouvernement et la centrale syndicale. Le bras de fer recommence.
Paul KHALIFEH
Le tribunal de première instance de Beyrouth a fixé à demain jeudi 25 septembre l’audience au sujet de la plainte déposée par des fédérations syndicales proches de M. Elias Abou Rizk et réclamant l’annulation des élections d’un nouveau comité exécutif de la Confédération générale des travailleurs au Liban (CGTL) le 24 avril dernier. C’est toute l’histoire...