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Actualités - ANALYSE

La révolte des affamés, ou la crise du mouvement islamiste chiite

Que Sobhi Toufayli soit un homme sincère ou un simple opportuniste ne change rien à la réalité. Il y a dans la Békaa et ailleurs au Liban des gens qui ont faim, même si parfois nous préférons ne pas le voir ou le croire. Il y a dans notre pays des enfants qui dorment le ventre vide. D’autres prennent comme repas un bout de pain avec une feuille de laitue.
— C’est pour cela que la «Révolte des affamés» lancée par l’ancien secrétaire général du Hezbollah a été accueillie avec autant de sympathie par les plus démunis. Le mouvement de cheikh Sobhi, comme l’appellent ses partisans, s’est fait l’écho de la souffrance des gens et le reflet de leur misère dans une région de tout temps négligée par le pouvoir central et quasiment absente des programmes de reconstruction élaborés pour le pays.
Au lieu de s’essouffler, le mouvement prend au contraire de l’ampleur. Dieu seul sait ce qui se passera à partir du 4 juillet, date fixée par Sobhi Toufayli pour décréter la désobéissance civile. D’ores et déjà Brital, le quartier-général du chef islamiste, s’es transformée en véritable «capitale des révoltés», après avoir été pendant longtemps le refuge inviolable des hors-la-loi.
La «Révolte des affamés» est un défi pour le pouvoir central. Toufayli encourage les agriculteurs écrasés par les dettes, et abandonnés à leur sort après l’éradication de la culture du haschisch il y a 6 ans, à reprendre leurs anciennes habitudes. Et ce n’est pas tout. cheikh Sobhi délivre maintenant des permis portant son cachet et sa signature à ceux qui désirent percer une route, construire un canal d’irrigation ou ajouter des étages supplémentaires à leurs habitations. Ces agissements s’inscrivent parfaitement dans la logique du dignitaire chiite: aujourd’hui, la loi ne protège plus le faible. Elle lui ligote les mains, en l’empêchant de subvenir à ses besoins... Les autorités locales ne font rien et lorsqu’une patrouille des FSI tombe sur un de ces permis, elle rebrousse chemin en faisant mine de n’avoir rien vu.

Combat de chefs

Mais le mouvement de Toufayli constitue surtout un défi pour le Hezbollah, dont il a été un des fondateurs en 1982 avant d’en devenir le premier secrétaire général entre 1985 et 1988. C’est un défi moral et politique pour la direction de la formation islamiste. La «Révolte des affamés» est en effet un désaveu clair et net des députés du parti, à qui Toufayli fait assumer — sans aller jusqu’à le dire publiquement — la responsabilité de la misère dans laquelle vit aujourd’hui la majorité de la population de la Békaa.
Baalbeck est le berceau du mouvement de Toufayli. C’est aussi le fief du Hezbollah, le vivier humain qui lui fournit la plupart de ses combattants, ainsi qu’un bloc électoral de plusieurs dizaines de milliers de voix. Mais voilà soudain que cheikh Sobhi vient disputer au Hezbollah le contrôle de sa base dans la ville même de Baalbeck. C’était le 16 mai dernier, lors de la commémoration du martyre de l’imam Hussein. Pour la première fois depuis 1982, le parti islamiste n’a pas organisé la cérémonie qu’il parraine officiellement à l’intérieur de la ville, comme cela était prévu initialement. Il a dû céder la place à cheikh Toufayli, acclamé par 20.000 jeunes gens survoltés qui criaient son nom à s’en déchirer les cordes vocales. La cérémonie — moins impressionnante — du Hezbollah a eu lieu à Nabi-Chit en présence du secrétaire général adjoint, cheikh Naïm Kassem.
Toufayli et la direction du Hezbollah assurent que la «Révolte des affamés» n’est pas une scission au sein de la formation islamiste chiite. Cependant, ces paroles ne cachent pas le profond malaise ressenti dans le parti de la base au sommet . Et les relations particulièrement mauvaises entre cheikh Sobhi et le secrétaire général Sayyed Hassan Nasrallah n’aident pas à dissiper ce trouble.
Dès 1992, Toufayli s’était opposé à la participation de candidats du parti aux élections législatives. Il avait aussi critiqué le rapprochement entre le Hezbollah et le mouvement «Amal». Sur la scène interne du Hezbollah, l’ancien secrétaire général reproche à son successeur d’avoir écarté des instances dirigeantes la plupart des cadres originaires de la Békaa pour les remplacer par des hommes du Liban-Sud, la région natale de Nasrallah, qui est accusé de népotisme et de clientélisme. Il est vrai que plusieurs hauts responsables du parti ont des liens de parenté avec Nasrallah. Son père s’occupe des associations caritatives, son beau-frère, cheikh Hassan Yassine, est l’imam des prières du vendredi dans la Békaa, en remplacement de cheikh Mohammed Yazbek (originaire de la Békaa). Hachem Safieddine, un de ses proches, est président du Conseil consultatif de décision et son beau-frère, cheikh Mohammed Khatoun, est responsable du puissant département culturel. Sayyed Nasrallah a en outre pris directement le contrôle de la Fondation des martyrs, après en avoir écarté son directeur, Issa Tabatabaï. Même scénario pour la Fondation al-Imdad (ravitaillement) et pour les écoles al-Imam. Les écoles al-Moustapha sont maintenant gérées par le numéro 2 du parti, cheikh Naïm Kassem, originaire de Tyr et fidèle de Nasrallah. Le budget mensuel de ces associations est estimé entre 2 et 3 millions de dollars.
Le bras de fer opposant Toufayli et Nasrallah est lié sans doute à l’échéance électorale au sein du parti. En effet, le mandat du secrétaire général s’achève vers la mi-juillet. Et l’opportunité d’une troisième candidature successive de Nasrallah fait l’objet d’un débat au sein des instances dirigeantes, d’autant que les mécanismes gérant le processus d’alternance et de transfert des pouvoirs n’est pas très clair, ce qui ouvre la voie à diverses interprétations. En accentuant sa pression, Toufayli veut se placer en pôle d’influence incontournable dans le choix du prochain secrétaire général. A moins qu’il ne pense briguer lui-même le poste?
Devant la gravité de la situation, l’ambassadeur d’Iran à Damas, Hassan Akhtari, a tenté une médiation entre Sayyed Nasrallah et cheikh Toufayli. Selon des informations concordantes, les trois hommes se sont rencontrés dans la capitale syrienne quelques jours après la commémoration d’Achoura. Akhtari a proposé lors de la réunion la formation de deux commissions, la première chargée de résoudre les différends politiques entre les deux responsables islamistes et la deuxième chargée du développement des régions déshéritées de la Békaa. Mais l’initiative iranienne a immédiatement échoué, lorsque Nasrallah a insisté pour prendre la présidence de ces deux instances.

«Ansarallah»

L’échec de cette démarche a convaincu Toufayli d’aller de l’avant dans son projet. Il a d’abord doté le courant «Ansarallah» (les partisans de Dieu), qu’il a fondé il y a deux ans, d’une direction secrète. Elle comprend cheikh Khodr Tleiss (ancien député du Hezbollah et beau-frère de Toufayli), cheikh Mohammed Toufayli (cousin et gendre de cheikh Sobhi), cheikh Mohammed Younès (originaire de Nabi Rachada-Baalbeck), cheikh Mohammed Farhat (Baalbeck), cheikh Mahmoud Nazha (Nabi-Osman), cheikh Hussein Mazloum et cheikh Zouheir Kanj, porte-parole du «Rassemblement des ulémas musulmans».
La nomination de ce dernier est un signe que la «Révolte des affamés» pourrait dépasser le cadre de la Békaa pour s’étendre à d’autres régions du pays. Le Rassemblement des ulémas regroupant des dignitaires religieux chiites et sunnites de tout le Liban, est notamment bien implanté à Saïda. Cheikh Sobhi était déjà sorti du cadre géographique de la Békaa pour tenter de donner plus de poids à son mouvement. Il a transformé son domicile de Haret-Hreik, situé près du siège du Conseil consultatif du Hezbollah, en permanence. Il a d’autre part multiplié ses prêches dans la mosquée du «prince des croyants», une bâtisse de deux étages à Bourj-Barajneh. Et depuis 1995, cheikh Sobhi a créé un secrétariat personnel chargé de distribuer ses communiqués à la presse indépendamment du parti.
L’ancien secrétaire général du Hezbollah possède aussi une radio dans la Békaa (Oum el-Mahroumin). Il a été élu dernièrement président du «Rassemblement des ulémas musulmans» dans ce mohafazat (80 membres) et dirige l’institution «al-Tabligh» regroupant 150 dignitaires religieux.
Selon certaines informations, cheikh Sobhi aurait récemment mis sur pied un service de sécurité (dirigé par Ziad Tleiss, le frère de Khodr Tleiss) après la décision de Nasrallah de retirer les dix membres du parti chargés de sa protection. Le secrétaire général aurait aussi ordonné la fermeture et le transfert vers Baalbeck de la permanence du Hezbollah à Brital, totalement gagnée à la cause de Toufayli. Le chef de l’Etat, M. Elias Hraoui, avait d’ailleurs publiquement accusé cheikh Sobhi d’être impliqué dans un trafic d’armes. Il s’agirait, selon des sources bien informées, d’un chargement acheminé du camp palestinien de Nahr el-Bared au Liban-Nord, vers la Békaa.
«La Révolte des affamés» est sans doute un mouvement revendicatif légitime. Mais elle a permis de dévoiler les tiraillements qui secouent depuis un certain temps le courant islamiste chiite au Liban. Les enjeux sont considérables. Ils concernent en premier lieu l’avenir du Hezbollah, qui s’est imposé en tant qu’acteur essentiel sur le plan régional. Et il est justement difficile d’isoler le mouvement de cheikh Sobhi Toufayli de ces équations régionales délicates et complexes.

Paul KHALIFEH
Que Sobhi Toufayli soit un homme sincère ou un simple opportuniste ne change rien à la réalité. Il y a dans la Békaa et ailleurs au Liban des gens qui ont faim, même si parfois nous préférons ne pas le voir ou le croire. Il y a dans notre pays des enfants qui dorment le ventre vide. D’autres prennent comme repas un bout de pain avec une feuille de laitue.— C’est pour cela que la...