Critiques littéraires

La dictature du thé

L’écriture très maîtrisée, alternant récit vif et adresses oratoires, fait penser à certains grands aînés algériens ou marocains.

La dictature du thé

© Mohammed Alkashef

Un goût de thé amer de Mohammed Alnaas, traduit de l’arabe (Libye) par Sarah Rolfo, Le Bruit du monde, 2025, 144 p.

Des pouvoirs politiques et religieux qui s’affrontent ? Des concitoyens qui se déchirent jusqu’à la guerre civile ? Des discours oiseux ou hypocrites sur la démocratie ? Tout cela, qui se trouve dans Un goût de thé amer, le dernier roman de Mohamed Alnaas, ne vous rappelle-t-il rien d’actuel ? Pourtant, il est officiellement question d’un temps révolu, celui de la glorieuse Jamahiriya populaire et socialiste du flamboyant colonel Kadhafi.

On avait découvert ce jeune auteur libyen avec son roman précédent Du pain sur la table de l’oncle Milad, qui avait remporté le très convoité Booker arabe. On y retrouvait déjà ce sens aigu de la satire, et cette volonté d’enfoncer le couteau dans les plaies ouvertes – il s’agissait alors de questionner l’obsession du genre et les injonctions incessantes au virilisme dans les sociétés arabes.

Cette fois, l’objet de la satire est plus politique que sociétal, il s’agit de moquer la phraséologie d’une Jamahiriya qui, bien qu’ayant déjà perdu quelque peu de son lustre, continuait d’abreuver sa population – et le reste du monde – de discours triomphants sur la marche vers le progrès. Le Guide suprême se targuait d’avoir mis en place un régime véritablement démocratique. Non seulement il vivait la vie des siens en dormant sous la tente, mais il ne prenait ses décisions qu’après les avoir dûment consultés au sein d’instances dédiées au peuple. D’où la prolifération de ces « comités populaires », dont il apparut in fine qu’ils ne servaient qu’à détourner l’attention des gueux loin de la tyrannie s’exerçant au sommet de l’État.

Le roman se déroule dans un petit village appelé Géhenne – très bien nommé puisque jahannam, en arabe, est l’un des noms de l’Enfer. Deux factions rivales se disputent le pouvoir, celle de Jamal Barbe-de-Bouc, ex-trafiquant de boukha (un alcool local qui tape assez vite sur les nerfs) et celle du colonel Boudabbara, un vétéran auquel on prête des faits de gloire, mais peut-être aussi quelques lâchetés.

Bien que Jamal ait remporté les élections à la tête du Comité populaire, le colonel refuse de reconnaître les résultats, et les deux clans rivaux vont s’affronter verbalement avant d’en venir aux mains (et aux armes). Pour arbitrer leur différend, on s’en remet à la médiation d’un certain Hadj Emhammed dont le titre de pèlerin atteste la sagesse. Mais la médiation s’avère plus complexe que prévu, et surtout, le Hadj n’a pas l’esprit aussi libre qu’il le faudrait : il souffre d’une violente addiction au… thé.

La boisson ambrée devient un élément à part entière du récit, les décisions du Hadj fluctuant au gré de l’arrivage de la précieuse mixture. À travers la pénurie de thé et la difficulté à se procurer l’alcool – également fort prisé –, c’est la faillite générale du régime à assurer l’approvisionnement de sa population, malgré la richesse pétrolière qui est pointée du doigt.

Le lecteur est fréquemment hélé, voire pris à partie par le narrateur  ; ainsi : « Vous devez être en train de faire des suppositions à propos de ce que je m’apprête à vous raconter sur la suite de cette querelle. C’est une bonne chose. Cela signifie que vous faites preuve de réflexion, du moins un minimum. Personnellement, j’ai toujours pensé que votre cerveau n’était occupé que par la nourriture, le sexe et les inepties que vous proférez. »

Mais en dépit des appels à ne pas trop interpréter le récit, le livre ne semble justement fait que d’allégories. La critique au vitriol appliquée quasiment à tous les compartiments de la société libyenne semble pouvoir être transposée mutatis mutandis à la Libye d’aujourd’hui, et, en modulant l’aspect tribal, à de très nombreux pays arabes.

L’écriture très maîtrisée, alternant récit vif et adresses oratoires, fait penser à certains grands aînés algériens (Rachid Mimouni) ou marocains (Driss Chraïbi). Bien que la violence des propos et des actes – diatribes, menaces, agressions – ne soit en rien éludée, l’auteur a choisi un ton truculent et ubuesque, particulièrement adapté à l’absurdité des conditions dans lesquelles les Libyens ont été contraints de naviguer.

La littérature libyenne a été jusqu’ici peu traduite en France, si l’on excepte peut-être Ibrahim al-Koni, qui toutefois campait des personnages ésotériques perdus dans l’immensité du désert. Avec Alnaas, qui au contraire montre l’homme dans toute sa trivialité, elle a trouvé une relève prometteuse.


Un goût de thé amer de Mohammed Alnaas, traduit de l’arabe (Libye) par Sarah Rolfo, Le Bruit du monde, 2025, 144 p.Des pouvoirs politiques et religieux qui s’affrontent ? Des concitoyens qui se déchirent jusqu’à la guerre civile ? Des discours oiseux ou hypocrites sur la démocratie ? Tout cela, qui se trouve dans Un goût de thé amer, le dernier roman de Mohamed Alnaas, ne vous rappelle-t-il rien d’actuel ? Pourtant, il est officiellement question d’un temps révolu, celui de la glorieuse Jamahiriya populaire et socialiste du flamboyant colonel Kadhafi.On avait découvert ce jeune auteur libyen avec son roman précédent Du pain sur la table de l’oncle Milad, qui avait remporté le très convoité Booker arabe. On y retrouvait déjà ce sens aigu de la satire, et cette volonté d’enfoncer le couteau dans les...
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