
D.R.
Dommage d’Alexandre Gouttard, La Crypte, 2024, 209 p.
Le Grand Prix francophone de la poésie Nouvelle Donne, fondé en janvier dernier par le Printemps des Poètes dont cette édition est dirigée par Linda Maria Baros, se propose de valoriser la poésie émergente écrite aujourd’hui dans le monde d’expression française. Son jury compte neuf poètes de la scène littéraire internationale : Ritta Baddoura, Linda Maria Baros, Arthur Billerey, Yves Boudier, Jalal el-Hakmaoui, Yves Namur, James Noël, Jean Portante et Jean-Philippe Raîche. Le Grand Prix francophone de la poésie Nouvelle Donne a été remis à Alexandre Gouttard samedi 21 juin 2025 à Paris, sur la scène du Marché de la Poésie, partenaire du Prix.
« Dommage ! / Ce sera la grande parole ! Dommage ! / La réponse du Dieu. Dommage ! / Le murmure des choses à l’entour / Dommage ! ».
Dommage est le deuxième recueil d’Alexandre Gouttard qui a déjà publié Moi moi moi et les petits oiseaux (La Crypte, 2020). Né en 1991 sur l’île de la Réunion, Alexandre Gouttard pratique l’art de l’expansion à travers une poésie « escarpée qui interpelle, (…) qui explore la tradition tout en la réinventant pour s’inscrire dans la nouvelle donne littéraire du XXIe siècle », selon le communiqué de presse publié après délibération du jury de Nouvelle Donne.
« Dans l’obscurité je décuvais, titubant, vomissant, des souvenirs avec / Le reste, qui me faisait les croche-pieds les poches, qui, du coccyx à / La nuque, quand fourmille la pensée, et qui, belle et m’a tout rendu, / Tout : orgueil, fierté. Car même un Dieu, et n’importe lequel, / Qu’on le jette une nuit une seule dans la tête de n’importe lequel d’entre / Nous, Mortels, je suis sûr qu’il en deviendrait fou, et crèverait / La gueule grande ouverte. »
Ce même communiqué souligne : « Dommage se présente comme un recueil exubérant, d’une rare intensité. Mais sa force expansive la plus manifeste, c’est d’investir et de superposer des territoires radicalement opposés. De la recherche stylistique et lexicale, on passe tout naturellement à une écriture profondément trash, de l’image baroque au tracé minimaliste heurté, des thématiques euphorisantes à un désespoir vertigineux. »
« J’allais par les nuits mon amour / J’allais par les nuits et mon amour ne répondait plus / J’allais par les nuits ravagé / Clauquediquant mes échecs / Mes remords orphelins / Et c’est pas une blague je faisais peur aux migrants. Ils me prenaient / Pour un flic puisque j’avais rien à faire là dans le camp / Et je ressemble à rien qu’ils connaissaient / Vous savez, moi j’étais né pour la médiocrité, mais les circonstances / Les rencontres un livre par-ci un livre par-là / J’avais fini par outrepasser ma condition / Mais j’étais trop faible pour endurer la douloureuse poussée des ailes / Qui m’eussent permis de voler vers le plus haut du ciel / Où naissent les bonnes choses / Je me retrouvais sous un pont / Et je cherchais le Passeur ».
La teneur cinématographique de Dommage déborde l’espace des pages et diffuse sa sensorialité organique. La musique de ses vers, fracassante ou épurée, jamais ne s’interrompt. Entre sourires et larmes, le poète dénoue les pelotes de l’humour – sarcasme, blague lourde, ironie fine. D’une créativité transformiste, sa syntaxe se déploie avec une veine dramaturgique, entre dénuement, préciosité maniérée, vulgarité et délire.
« Comme un chant d’édentés / Qui lui murmurent ça / Ce très triste chant : / ♪ Ton sang c’est pas du sens / Ton sang c’est pas de chance / Ton sang c’est pas de l’essence / Ton sang c’est pas le sperme de la Nature / Ça fait pas pousser les pommes de terre ♪ ».
« Les marabouts déboussolés et crackés jusqu’à l’os prédiquaient fort : / « Si tu appelles Dieu / C’est le Diable qui vient ! / Si tu appelles le Diable / C’est le Diable qui vient ! / Si tu n’appelles personne c’est encore le Diable qui vient ! / À la télé c’est le Diable qui parle / Mais si tu éteins la télé c’est le Diable qui vient » ».
« Dommage nous place en situation de malaise éthique » souligne justement Victor Malzac (Libération du 12 avril 2024). Dommage est effectivement un recueil qui dérange, lorsqu’il ne plonge pas lectrices et lecteurs dans son ambivalence meurtrie et ô combien empathique. Gouttard y conjugue sans peine le grossier et le mystique, le profane et le sacré, la rime et la prose. Doute, délire et mythe rayonnent dans les cycles de la violence et de la beauté qui rythment sa poésie subversive.
« À qui la faute si tu as perdu tes mains dans la rivière plutôt qu’à l’usine ; / dans la peur et la masturbation plutôt qu’à la hache, en coupant du bois, / (…) À qui la faute si ta petite main / fragile est restée traumatisée par la mort des deux ou trois truites à qui / on t’a demandé de casser le cou pour pas qu’elles souffrent ; et si c’est / avec cette main cassée du dedans que tu te caresses (…) / à qui la faute ? Et si dans le corps de ton amour tes mains sont restées ».
Interrogeant sans filtre la question du mal, Alexandre Gouttard aborde dans Dommage de nombreux sujets : amour, mort, solitude, maladie mentale, foi, enfermement, meurtre, guerre, mémoire de l’esclavage, pauvreté. Une douleur et une pulsion puissantes de vie traversent cet ouvrage dense dont l’artère philosophique, la résonance politico-historique et la complexité psychologique portent bien des sagesses.
« D’abord on m’émaScula / Puis, on me mit en esClavage / Le jour je / Coupais la canne / Et le soir je lisais / Des vers / Aux maîtres ah / Je ne vais pas mentir / Je m’entendais plutôt bien / Avec les maîtres / Je ne vais pas mentir non / À quoi bon ? Je / Trouvais, par exemple, leur accent plus beau et / Même leur cri / Plus élégant, oui, plus que les rires de mes amis / À quel point, ai-je été esclave, c’est / Ce qu’aucune, jamais, conscience / Pourra dire. Non ».
Dans Dommage, Alexandre Gouttard explore, sans égards au politiquement correct, les nuances de l’autodestruction, l’étrangeté familière du genre – à travers les voix d’Alejandro-Alejandra – et les confins de la déchirure en son ivresse. Sa posture radicale et expansive n’en demeure pas moins pudique. Par une poésie borderline, il structure avec maestria le chaos pour composer une épopée intime démultipliée par son inscription dans une mémoire collective.
« Ça s’est passé durant l’Appel. Ils ont commencé par faire entrer les morts et pas seulement les nôtres mais aussi ceux des autres pays ! C’était un vrai carnage, une orgie et pour beaucoup la libération. Ils ont laissé entrer la faim et l’anorexie après, l’amour, la domination et la trahison, en troisième, et à la suite de ceux-là qui semblaient se foutre de notre gueule à tous ils ont fait entrer les 92 sexes, les 19 genres de l’espèce ainsi que les 30 000 nations et la guerre et toutes les langues et alors les 37 dieux qui avaient été dépassés par les événements ont énuméré à chacun les promesses que chacun avait brisées en la langue de chacun ; alors les chansons, que rythmaient les cloches des morts, firent danser les enfants noirs et tout s’est arrêté ; un siècle peut-être on aurait dit, tant il a paru profond ce silence, océanique et baptismal, tout comme un déluge ! Les voix des chèvres surgirent alors du néant, puis des bœufs, des insectes et toutes les autres bêtes ont fini par faire leur apparition en dansant aussi. »
Gouttard orchestre un carnaval de mots, flamboyant de correspondances, tout en demeurant recroquevillé, silencieux à l’intérieur de lui-même. Noirceur striée d’éclairs et d’astres éblouissants, charnelle et blessée, l’aura de sa poésie est inoubliable. Depuis le premier vers jusqu’au dernier, Alexandre Gouttard écrit vrai.