
Le ministre de la Culture, Ghassan Salamé. Photo Mohammad Yassine
Alors que le Moyen-Orient, et l’ensemble de la scène internationale, assistent médusés à la guerre déclenchée par Israël contre l’Iran, dont le dénouement reste en partie suspendu à la décision du président américain Donald Trump d’intervenir directement dans le conflit, le ministre de la Culture et ancien négociateur de l’ONU en Irak et en Libye, Ghassan Salamé, explore les différents scénarios ouverts par l’entreprise d’un État hébreu qui n’en finit plus de céder à la Tentation de Mars (Fayard, 2024).
En octobre 2024, lors d’un précédent entretien, vous aviez dit : « Pour qu'il y ait un remodelage du Moyen-Orient, il faudrait que les Israéliens songent à quelque chose de plus grand que le Liban, qu'ils commencent à essayer d'être plus influents en Syrie et en Irak, et peut-être d'attaquer l'Iran. » Nous y sommes ?
Nous sommes en plein. Mais cette attaque contre l'Iran doit être déconstruite comme toute action de cette ampleur. Il y a trois aspects très différents : d’abord, le dossier nucléaire, qui est un dossier spécifique ; ensuite, la puissance de feu conventionnelle du régime iranien, notamment balistique ; enfin la solidité du régime. Ce sont trois objectifs qu'il ne faut pas confondre. Il faudra qu'Israël ait un succès spectaculaire dans un de ces trois chapitres pour que, sans doute, il commence à songer à un cessez-le-feu.
Commençons par le nucléaire alors…
Dans ce domaine, l'occasion était trop belle... Mais il demeure un doute sur l’objectif exact de l’attaque israélienne à ce niveau-là : les Israéliens ont-ils voulu détruire le programme nucléaire iranien, une décision prise depuis 2007 et enfin mise à exécution ? Ou bien sont-ils allés détruire un accord sur le point d'être signé par les Américains et les Iraniens ?
Toujours est-il que jusqu'ici, les experts estiment que le programme nucléaire n'a pas été fatalement touché. S’agissant du site de Natanz, c'est la structure en surface qui a été visée, mais pas celle souterraine. Le réacteur d'Arak est pour sa part arrêté depuis longtemps, donc qu'on le détruise ou non, ça n'a pas beaucoup d'importance. La destruction de l’usine d’Ispahan, qui sert à la gazéification de l'uranium et ensuite sa re-solidification, nécessaire à l'arsenalisation, peut quant à elle retarder de quelques mois le programme nucléaire.
Aussi, pour le moment, Israël et ses alliés occidentaux ne peuvent pas crier victoire. Ils pourront le faire uniquement s'ils détruisent toutes les usines de gazéification, et surtout s'ils détruisent les fameuses 3 000 centrifugeuses de Fordo – ce qui suppose soit un travail de fourmi pendant 15 à 20 jours, soit que les Américains interviennent avec leurs B2 et B52 et les fameuses bombes GBU-57. Voilà ce qui serait un scénario idéal pour Israël sur le dossier nucléaire. Et sans un succès à ce niveau-là, je ne vois pas la guerre s'arrêter.
Mais en admettant qu’ils parviennent à détruire le programme nucléaire iranien, vont-ils se contenter de cela ?
Cela nous amène aux deux autres objectifs. Mais je voudrais terminer la question nucléaire sur un point important : le nucléaire et les objectifs conventionnels produisent des effets contradictoires. Il y a un attachement très large de la population iranienne, toutes tendances confondues, au programme nucléaire, qui a commencé sous le règne du chah. Donc une éventuelle destruction de Fordo provoquerait une blessure nationaliste qui ira bien au-delà du régime actuel et que les Israéliens et les Américains auront à gérer dans les années qui viennent. Et je crois que c'est une question qu’ils ne prennent pas en considération.
Passons au deuxième objectif, le balistique…
Il y a peut-être 400 missiles qui ont été lancés, donc déjà utilisés. Il y en a 400 qui ont peut-être été détruits sur place. Tout cela n’est pas rien. Mais si la guerre s'arrêtait aujourd'hui, les Iraniens auraient les moyens de rétablir les usines qui ont été détruites et de recommencer à produire des missiles. D’autant qu’ils ont déjà réussi, notamment avec l'aide de la Corée du Nord et un peu de la Chine, à développer une industrie balistique extrêmement importante sous le régime de sanctions le plus lourd au monde. Ce sont des points qui ont été marqués, mais ce n'est pas une victoire qui a été remportée.
Pour cela, il faudrait qu'il y ait une destruction beaucoup plus massive des capacités conventionnelles et balistiques. Or ils ne bénéficient plus de l’effet de surprise. Et s’ils s’embarquent dans une guerre longue, l'aviation israélienne a beau être la troisième aviation mondiale et constituer la carte maîtresse de la domination militaire israélienne sur cette région – encore plus que l'intelligence artificielle ou l'espionnage –, mais elle a des limites. Il faut des journées d'entretien pour chaque avion après un usage aussi massif. Pour continuer de mener une guerre de cette intensité, Israël a besoin d'entraîner Washington dans le conflit.
Reste le troisième objectif…
Là aussi il doit être déconstruit, notamment à travers le parallèle avec l’intervention américaine en Irak en 2003. L'objectif à l’époque était de décapiter le régime et de le changer. Aujourd'hui, c’est une logique différente qui est à l'œuvre. L’idée est que si les deux premiers objectifs sont atteints, il n’y aura pas à faire grand-chose pour que le troisième se réalise tout seul. Donc, il y a une espèce d'espoir qui fait ressembler la guerre actuelle plus à l’intervention contre l’Irak de Saddam en 1990 qu'à celle de 2003. Parce que l'objectif de George H. Bush était d'infliger une défaite militaire telle à Saddam Hussein qu’elle puisse faire tomber le régime. Mais quand il y a eu une insurrection, il a regardé de l'autre côté, ce qui a donné de la matière aux néoconservateurs pour faire leur guerre plus d’une décennie plus tard. L’objectif aujourd'hui n’est pas la décapitation du régime, mais une guerre où le changement de régime reste l'espoir secret.
Pensez-vous que ce sera le cas ? Que si les deux premiers objectifs sont atteints, le régime tombera ?
Sa légitimité sera sérieusement entamée. Et lorsqu’un régime ne survit que par la répression, il a une espérance de vie plus limitée. Mais le régime conserve une dose de légitimité et aucune alternative crédible n’existe pour le moment. Je ne pense pas un seul instant que le fils du chah fasse rêver les Iraniens…
Le régime peut donc survivre à cette guerre mais probablement avec un autre centre de pouvoir. Le scénario le plus probable à mes yeux est une militarisation extrême du régime. Ce qui ne serait pas un signe de survie mais plutôt de repli pour éviter le pire. Et cela pourrait arriver après la mort de Khamenei, naturelle ou non, ou même sous son règne, en dépolitisant le processus de décision et en empêchant son fils de lui succéder. Il y a mille façons de prendre le pouvoir sans passer par l'élimination physique.
A-t-il une autre option pour survivre ?
L'atout dont dispose Khamenei, c’est la versatilité de Donald Trump. Mais son problème, c’est que le président américain s’est lui-même coincé dans une position extrême qui exige une « capitulation totale ». Khamenei peut faire des concessions certainement plus importantes que celles qu'il avait faites à Barack Obama en 2015, mais il n’y aura pas de « Canossa » iranien, c'est-à-dire un abandon de son droit à enrichir de l’uranium. Il peut y avoir une défaite iranienne ou une dévastation de son territoire mais il n'y aura pas un responsable iranien qui ira à Mascate ou ailleurs signer un accord de capitulation. Parce que cela signifierait que la peur de mourir le pousse au suicide.
Le Hezbollah a pourtant accepté un accord de capitulation en novembre dernier dans l’objectif de survivre. Pourquoi le régime iranien n’en ferait pas de même ?
La comparaison avec le Liban me paraît déplacée, elle brouille l’analyse beaucoup plus qu’elle ne l’éclaire. L’Iran est un pays vieux de 5 000 ans, avec un nationalisme exacerbé, une structure étatique puissante, un quadrillage sans pareil du territoire, et un pays qui n'est pas défini uniquement par son orientation idéologique.
C’est un pays asiatique qui exporte deux millions de barils par jour à la Chine et qui, avec le Pakistan, est le vrai maître de l'Afghanistan. Ce n’est pas une entité comparable à une organisation non étatique, fortement idéologique, qui concerne une partie de la population libanaise…
Le temps joue-t-il en faveur de l’Iran ?
Je ne vois pas le régime s'effondrer demain sous le coup d'une nouvelle attaque aérienne. Je ne vois pas non plus le régime s'effondrer uniquement si les Américains entrent en guerre. Sa résilience est plus importante qu'on ne le pense et il peut compter sur son expérience d'un demi-siècle de résistance aux sanctions et à un conflit de huit ans pour s'engager dans une guerre longue. Israël pour sa part peut compter sur l'appui massif qu'il obtient en Occident.
Comment expliquer qu’un axe qui a préparé cette guerre depuis des décennies se soit révélé être aussi fragile au moment où elle advient ?
La première chose, c'est que ses dirigeants étaient soit ignorants, soit complaisants par rapport au niveau de pénétration de leurs structures par leurs ennemis. Et là, la comparaison entre le Hezbollah, l'Iran et la Syrie marche à bloc : dans des sociétés appauvries, où les gens sont frustrés d'avoir vu leur niveau de vie tomber, le recrutement des espions est facile…
Deuxièmement, il est apparu que cet axe était dans une grande mesure rhétorique. Et ça, on l'a découvert le jour où Hassan Nasrallah a été assassiné. Car il était non seulement le porte-parole de cet axe, mais en réalité un peu son géniteur. Et on était tellement fascinés par la participation de Hezbollah à la guerre et par le rôle joué par Nasrallah dans cette décision et dans son application qu'on ne regardait pas assez bien le fait qu’un acteur central comme Bachar el-Assad n’a rien fait – tout comme les milices irakiennes –, au contraire du Hezbollah ou des houthis.
Et la troisième raison, c'est le niveau de solidarité occidentale avec Israël. Le communiqué qui est sorti du G7 et qui commence par rappeler « qu’Israël a le droit de se défendre » me fait tomber à la renverse. L'esprit partisan occidental doublé de l'hypocrisie européenne atteint des sommets bizarres. Parce que même les gens qui veulent détruire l'Iran avouent clairement que c'est les Israéliens qui ont commencé cette guerre.
Venons-en à celui qui est désormais le maître du jeu, Donald Trump : pourquoi est-il face à un choix très complexe ?
C’est un président qui nous expliquait il y a à peine un mois en Arabie saoudite qu’il était le président des « deals » et non des guerres, que l’époque où les États-Unis intervenaient pour faire tomber des régimes appartenait au passé. C’est donc un homme qui doit penser en priorité à éviter un schisme au sein de son électorat, qui reste très majoritairement isolationniste, même après le déclenchement de ce conflit – tous les sondages l’indiquent. D’autant plus qu’il doit y avoir des gens au Pentagone pour lui rappeler que si Kadhafi a mis des semaines, voire des mois, à tomber, Khamenei mettra peut-être des années à le faire…
Se pose ainsi deux questions. D’abord, toute cette mobilisation militaire – avec ce qu'elle implique en termes de coûts et en logistique – sert-elle à améliorer la position de négociation des Israéliens et des Américains ou vise-t-elle à agir ? Ensuite, quelle serait la porte de sortie des États-Unis une fois entrés dans la guerre ? La destruction de Fordo ? La chute du régime ? L’assassinat de Khamenei ?
En cas d’intervention de Washington, j’ai bien peur que nous allions vers une radicalisation de la position iranienne via des attaques sur des positions américaines dans la région, voire contre leurs alliés ou un retour à des activités terroristes. Clausewitz nous a enseigné que l’on peut prévoir quand une guerre commence mais jamais quand elle finit.
Dans ce scénario, le Liban peut-il rester à l’écart de la déflagration ?
Il n’y a aucun appétit pour la guerre au Liban. Nous n’avons pas de garanties de la part du Hezbollah mais il y a des messages quasiment quotidiens et des conversations qui se font entre le pouvoir exécutif et Nabih Berry.
Si l’Iran lui demande d’intervenir, le Hezbollah peut-il dire non ?
C'est une bonne question. Certaines informations indiquent que Nasrallah aurait pris la décision d’ouvrir le front de soutien le 8 octobre 2023 contre l’avis des Iraniens. Si elles sont confirmées, cela veut dire que si le Hezbollah a la possibilité de faire la guerre contre l’avis de l’Iran, il a également la possibilité de lui dire non. Je suis de ceux qui pensent que le Hezbollah a gardé un certain niveau d’autonomie par rapport aux Iraniens.
Revenons à la vue d’ensemble. Le Moyen-Orient est-il entré dans l'ère israélienne ?
J’établis une distinction importante, qui vient de Ibn Khaldoun, entre la domination militaire et l'hégémonie politique. Les Israéliens ont montré qu'ils ont les moyens d'une domination militaire dans toute la région. Ils sont maîtres du jeu, du ciel, de la mer et de la terre. Et ils n'ont pas véritablement d’ennemi avec lequel se mesurer. Cette région du monde va donc être sous leur domination militaire pour les années à venir. Mais cela n'en fait pas une ère israélienne. Parce qu'une ère israélienne implique une hégémonie qui nécessite la domination militaire mais également quelque chose d'autre : un projet pour les peuples que l’on veut dominer. Et pour cela, Israël devrait sortir de la logique qui consiste à dire : « Je veux m'imposer aux peuples de cette région qui me détestent par la force. »
En attendant, les États-Unis conservent-ils leur statut de puissance hégémonique au Moyen-Orient ?
Je ne crois pas qu'il y ait une hégémonie dans cette région. Il y a une domination militaire de plus en plus forte, l'exercice d'une puissance de plus en plus sophistiquée, de plus en plus fatale, et qui bénéficie de plus en plus de l'indifférence ou même du soutien de l'Occident. Ce qu’a dit le chancelier allemand, Friedrich Mertz, sur le fait qu’« Israël faisait leur sale boulot » est très important. Il a dit tout haut ce que beaucoup d'Occidentaux pensent tout bas, c’est-à-dire qu’Israël est l'avant-poste impérial de l'Occident. Et Israël agit effectivement comme tel et non comme une puissance hégémonique.
À supposer que le régime iranien tombe, cela peut-il remettre la question palestinienne au cœur de l’agenda ?
Il y a des phases dans l'histoire palestinienne dont on a souvent annoncé la mort. C’est une affaire qui a une résilience assez étonnante, mais qui n'est pas toujours utilisée de la même manière. Pendant très longtemps, entre 1880 et 1948, c'était une guerre civile entre colons et population locale. Ensuite, c'est devenu une affaire interétatique avec quatre guerres en 25 ans (1948, 1956, 1967, 1973). Depuis maintenant 52 ans, il n'y a plus eu de guerre interétatique avec Israël. La première est en train de se dérouler sous nos yeux, avec une espèce de neutralité totale de ceux qui ont participé aux guerres interétatiques antérieures.
L'affaire palestinienne et la manière israélienne de résoudre le problème palestinien, c'est-à-dire de ne jamais le résoudre, alimentent une espèce de matière première utilisable par quiconque cherche à établir une présence sur la scène internationale. Ça va de l'Union soviétique jusqu'au terroriste Carlos, de l'Iran islamique à... Nasser. Cette matière ne va pas disparaître et les deux millions de Gazaouis ne cesseront de rappeler au monde l'existence de ce conflit. Et puis l'action israélienne en Cisjordanie va bientôt servir de nouveau prétexte.
Mais le comportement des Arabes et des Européens vis-à-vis d’Israël peut-il changer si les Iraniens ne sont plus dans l'équation ?
Les Israéliens font un travail qui bénéficie à plusieurs régimes arabes et ils vont envoyer la facture à la fin des combats : une normalisation sans conditions.
Pourquoi le Moyen-Orient a-t-il été depuis plus de vingt ans le principal laboratoire du délitement de l’ordre international ?
On a trois facteurs qui rendent toujours notre petite région attractive aux fauteurs de désordre. La première, c'est notre situation géographique. On est vraiment mal situé, c'est-à-dire trop bien situé, sur trois continents, sur des détroits importants, sur des routes de navigation importantes.
La deuxième raison, ce sont les ressources en matières d’hydrocarbures dans un monde où le pétrole va être encore là pendant les années à venir. Et la troisième, c'est la présence d’un État, Israël, dont la survie concerne une bonne partie de l'opinion occidentale, qui a décidé d'être un avant-poste militaire de cet Occident, et qui est par conséquent un producteur de chaos permanent autour de lui. Et il est certainement maintenant enclin à penser que sa dimension limitée, sur les plans démographique et géographique, lui intime cette seule stratégie pour survivre. Il préfère le chaos à la paix.
Quel impact cette guerre peut-elle avoir sur la course au nucléaire ?
La question qui se pose aujourd’hui ne concerne pas tellement les adversaires des États-Unis mais leurs amis. Si Trump continue à entretenir l'incertitude sur ses intentions et sur ses engagements à défendre ses amis ou ses alliés au sein de l'OTAN, plusieurs pays vont sérieusement envisager d’obtenir la bombe. Tous ceux qui ont besoin de six mois pour développer une arme nucléaire, à l’instar de l'Allemagne, la Suède, l'Espagne, l'Italie, la Corée du Sud, Taïwan, l’Argentine, le Brésil ou le Japon, pourraient s’y mettre.
Est-ce le dernier clou dans le « monde de Vénus », pour reprendre votre formule ?
Plus personne n'a un langage de Vénus. Même les pays les plus convertis aux thèses de Francis Fukuyama veulent consacrer 5 % de leur budget à la défense. Il est évident aujourd'hui que si les producteurs d'ordre dans le système international, c'est-à-dire les Occidentaux, sont devenus des auteurs du désordre, il n'y a plus personne pour siffler la fin de la récréation. Vénus est morte pour le moment. Elle s'est endormie. Mars est présent partout. Il va y avoir une course aux armements dans les années qui viennent, qui va même toucher les pays les plus pacifiques.
Monsieur Salamé, en qualité de ministre de la culture, pourqoui ne pas créer un choc en proposant d'envisager des échanges culturels entre le Liban, Israël et les Palestiniens... Ça nous changerait de tous ces va en guerre de tous bords!
18 h 08, le 23 juin 2025