
Le magazine « Dazed » au Sporting pour Gucci. Photos Yasmina Hilal/Montage L'OLJ
« Bien que Beyrouth soit un endroit assombri par les changements, il y demeure quelques constantes: les rituels, le pop et le kitsch » : C’est en ces termes que le magazine Dazed MENA annonce sur son compte Instagram sa cinquième couverture de l’année. « Cette histoire de mode présentée par Gucci et tournée dans l'emblématique Sporting Club est un récit de l'héritage glamour de Beyrouth, où la coiffure est toujours haute et les vêtements toujours chic », précise l’équipe éditoriale de la publication iconique dédiée à la mode. Ce nouveau numéro de l’édition Moyen Orient-Afrique du Nord du magazine culturel alternatif britannique Dazed, fondé en 1991, s’attaque donc à un gros morceau de nostalgie beyrouthine à travers un clip de Jad Rahmé et un tout aussi délicieux photoshoot de Yasmina Hilal.
"
Le Sporting, pour ses habitués, est cette « boîte de Pétri » (le mot est de Dazed) où se mélangent en toute tranquillité les classes sociales, les milieux culturels et les générations avec le soleil et la mer pour seules idoles. Existe-t-il un lieu plus puissant pour véhiculer l’esprit Gucci ? La maison florentine, fleuron du groupe Kering de François Pinault, accuse depuis quelque temps une grosse perte de vitesse en raison d’un inquiétant désamour de la part de la clientèle asiatique. Elle cherche un nouveau positionnement, et le choix de Beyrouth comme un des tremplins de cette tentative de « revival » est un indicateur intéressant. On pourrait dire sans se tromper que la capitale libanaise, concentré de nostalgie pour ses propres habitants, produit le même effet sur l’ensemble du monde arabe. Dites « Beyrouth », n’importe où dans les Émirats arabes unis (EAU), en Égypte ou ailleurs et vous verrez un nuage de mélancolie rêveuse voiler les regards.
Loin du kitsch clinquant, voire du « baroque extravagant » qui a fait les grandes heures du style Alessandro Michele, Gucci tente de renouer avec un genre plus patrimonial que démodable comme en témoignent ses nouveaux choix de directeurs artistiques, du sage Sabato de Sarno qui a fait long feu à son récent et sulfureux successeur Demna Gvasalia tempéré par les retombées d’une très mauvaise campagne chez Balenciaga. Le Sporting, donc, et la caméra du réalisateur Jad Rahmé plongent en contrebas du club et zooment sur la dalle de béton battue par les vagues où deux joueurs de trictrac se charrient dans la haute tradition des joueurs de trictrac. Deux bougons qui ont dépassé la frontière entre « certain âge » et « âge certain » sans perdre leur verve.
À première vue, ils portent ce presque uniforme des glandeurs des plages, short de bain rouge pour l’un, jaune pour l’autre avec une chemise blanche à bordure marine. Le cerveau refuse, c’est culturel, de superposer une image Gucci sur cet attirail plus que banal. Mais qu’on le veuille ou pas, ces deux compères qui discutent de la pluie et du beau temps sont siglés. Apparition d’un étrange militaire qui joue, immobile devant la mer, les figures de proue. Tandis que l’un demande à l’autre de lui acheter un paquet de cigarettes et que ce dernier proteste, se sentant abusé, une silhouette androgyne, cheveux longs noirs et bouclés, en robe chemise lilas pailletée monogrammée Gucci, émerge d’une cabine l’air de chercher quelqu’un. Elle est aussitôt suivie, tandis que les deux compères continuent à se disputer, d’un mannequin viril qui sort d’une autre cabine trop basse pour sa taille, attachant les cordons de son short. Petit à petit apparaît la faune du Sporting, le bronzeur alangui et râblé picorant ses chips, la minaudeuse qui se refait une beauté devant les vagues, liquette blanche et cheveux entourés d’un foulard dont on ne redira pas la marque.
Le Sporting comme vous ne l'avez jamais vu dans le clip de Jad Rahmé. Captures d'écran/Montage L'OLJ
Un bellâtre gominé affiche son slip léopard en posant sur une pile de transats en plastique, insoucieux des embruns. Les deux joueurs poursuivent leur discussion sur un ton véhément tandis que de nouvelles figures se présentent, une femme en cheveux, deux hommes de même descendant l’escalier comme on défile, jeux sensuels de peaux, de regards derrière des lunettes noires, de mains, de tatouages et de bras levés. Une femme aux cheveux blancs lit un journal et puis danse en riant. Un avion passe… Le passage des avions est inséparable de l’iconographie des plages beyrouthines. Âges et visages se succèdent, fondent et se confondent, tandis que la querelle autour du jacquet s’envenime, que la mer se démonte et que le soleil blanchit. « Alors prête-moi une cigarette ! » C’est le mot de la fin. Gucci se mêle à l’intimité et à la trivialité de Beyrouth, lui emprunte son caractère bon enfant, sa diversité, sa liberté quand personne ne regarde ou devant un objectif, ce qui revient au même.