
Stereo Kawalis abrite les souvenirs de l'ancien Cinéma Radio à Tripoli-Mina. Collage Rayanne Tawil/Photos Rumman
Il y a deux ans, le sol faisait office d’archive.
L’on se souvient avoir franchi la porte de cette même salle alors qu’elle baignait encore dans la poussière des travaux. Sous nos pas, des carreaux fissurés, des piles de documents jaunis, éparpillés à même le sol comme des feuilles mortes. Tout semblait suspendu. Le cinéma dormait, mais rêvait encore.
Aujourd’hui, la scène a changé.
Ces mêmes objets – bobines de films, tampons tachés d’encre, programmes pliés, bouteilles de bière poussiéreuses témoins de projections passées – ne sont plus abandonnés. On les a doucement relevés, ordonnés, rendus lisibles. Ils reposent désormais sur des tables en marbre, presque comme des offrandes. Aux murs de velours rouge, des affiches sérigraphiées donnent voix et couleur à ces souvenirs.
Quelques visiteurs évoluent lentement dans l’espace, tête penchée, doigts suspendus à quelques centimètres du papier.
Nous sommes restés immobiles un instant, absorbés. Avec l’impression de voir une pellicule se remettre en marche. Non pas pour divertir, mais pour se souvenir.
Ce matin-là – le 14 juin – la lumière douce filtrait par les portes ouvertes de Stereo Kawalis à Tripoli-Mina, un espace géré par Rumman, une initiative culturelle fondée en 2021 pour soutenir la musique indépendante. Elle y organisait sa toute première exposition éphémère, dans cet ancien cinéma des années 1950, le Cinéma Radio, aujourd’hui réveillé, vibrant à nouveau de sons, d’histoires et d’une obstinée volonté de mémoire.
Organisée par le Modern Heritage Observatory (MoHO), la Semaine internationale des archives (du 9 au 14 juin) rassemblait neuf structures culturelles et archivistiques à travers le Liban autour d’un même credo : les archives appartiennent à tous. Des laboratoires de restauration numérique aux fonds patrimoniaux institutionnels, chaque partenaire – Fondation arabe de l’image, bibliothèques de l’AUB, BEMA, UMAM, Fondation AMAR, entre autres – contribue à ce grand patchwork de la mémoire.
Mais la contribution de Rumman, seul lieu participant à Tripoli-Mina, dépasse le cadre d’une exposition. Elle s’impose comme un acte de reconquête. Un refus de laisser le passé sombrer dans l’oubli.
« J’avais 14 ou 15 ans, je fuguais de l’école pour aller au cinéma. Mon père me donnait trois livres libanaises en plus de mon argent de poche, juste pour que je puisse voir des films. Il croyait à la culture. Il voulait qu’on apprenne à travers elle », raconte Samiya Sbayte, 70 ans, participante à la visite guidée.
Dans l’espace d’exposition, les visiteurs sont invités à déambuler entre bobines anciennes, billets, tampons, factures, enveloppes, affiches fanées et capsules de bouteilles – autant de fragments d’une vie culturelle jadis florissante. « Ce que nous montrons ici représente à peine 40 % de notre collection, explique Mohammad Tanir, cofondateur de Rumman. Ces matériaux ont une valeur historique. Pour moi, ce ne sont pas de simples archives, ce sont des documents vivants, ils nous racontent quelque chose du passé. »

Cinéma Radio avait fermé ses portes dans les années 1990. Lorsque Rumman en prend possession, les archives jonchent encore le sol. Ce pop-up se veut à la fois inauguration et hommage, une invitation lancée aux habitants à se réapproprier leur histoire cinématographique.
Derrière le pop-up : un acte de sauvetage
« Je travaille dans la production et l’administration chez Rumman – Stereo Kawalis, confie Mohammad Tahan, l’un des organisateurs principaux. Ce projet, c’est aussi une passion personnelle. Nathalie Rosa et moi sommes tous deux passionnés par les archives. » Diplômé récemment en archivistique, il raconte comment ils ont grimpé jusqu’aux étages supérieurs du bâtiment pour y extraire les documents les mieux conservés.
« On a choisi ce qui racontait des histoires différentes, explique-t-il. Tampons, bobines, factures, documents d’autres cinémas… On a même trouvé un registre du Hollywood Cinema ici, à Stereo Kawalis. Et une vieille bouteille de bière Almaza coincée entre deux sièges. »
L’objectif était d’offrir un échantillon représentatif. « Ce que voit le public, ce sont des objets sans redondance. Chacun raconte une autre facette. »
L’archiviste et autrice Nathalie Rosa, qui a coconçu la scénographie, insiste sur l’importance de montrer aussi l’état réel des documents. « On ne voulait pas exposer que des pièces propres et bien rangées, explique-t-elle. Certaines sont présentées telles quelles, poussiéreuses, fragiles, parfois moisies. C’est aussi cela, la vérité d’une archive. »
L’une de ses pièces préférées ? Un cahier manuscrit répertoriant les films projetés, avec les dates et les distributeurs : une trace tangible du quotidien du cinéma.
Marcher parmi les archives
Mais l’exposition ne s’arrêtait pas aux murs. Après la visite, le public a été convié à une promenade dans les rues d’el-Mina, sur les traces de sept anciens cinémas, aujourd’hui pour la plupart transformés ou abandonnés.
« C’est un vrai puzzle, observe Nathalie. Retrouver où étaient les cinémas, ce qu’ils projetaient, qui les dirigeait… Mais les gens ont commencé à partager leurs souvenirs. Un récit en entraînait un autre. Aujourd’hui, je pense avoir cartographié tous les cinémas de Tripoli et Mina. »
Certains documents révélaient même des connexions inattendues : boîtes de films étiquetées en grec, bordereaux d’expédition allemands. « Ces gérants de cinéma n’étaient pas que des passionnés de culture. C’étaient aussi des hommes d’affaires, ajoute-t-elle. Il n’était pas rare qu’un même homme projette des films, loue des appartements et importe des voitures de Hambourg. »
L’une des participants à la marche se souvient : « Chaque cinéma avait sa personnalité. J’aimais le Victoria parce qu’il proposait de bons films. D’autres passaient des westerns, ça m’intéressait moins. »

Un lieu qui refuse d’oublier
Aujourd’hui, Stereo Kawalis n’est plus tout à fait le cinéma d’antan. Mais il en honore l’esprit. « On a voulu conserver l’intérieur tel quel, souligne Mohammad Tanir. Pas de rénovation complète, mais une préservation de l’âme du lieu. »
L’espace est désormais polyvalent. « Les sièges sont modulables. Parfois on les dispose en mode cabaret, parfois en mode théâtre. Le soir, la salle peut devenir piste de danse. Cela nous permet d’accueillir des formats variés. »
Chadi Marhaba, jeune visiteur, confie son émotion : « On a besoin d’événements comme celui-ci ici. Les archives nous font ressentir l’atmosphère d’une époque. Ce n’est pas du cinéma, c’est la réalité. »
L’exposition est éphémère, mais la vision est durable. « On continue de collecter, précise Mohammad Tahan. Seule la moitié des archives a été traitée. Le reste est encore à restaurer ou à nettoyer. »
L’équipe rêve d’une exposition permanente, installée dans le hall du cinéma. En attendant, elle consulte des experts et organise des ateliers avec des restaurateurs pour assurer une conservation optimale.
« Le papier peut survivre à votre disque dur, rappelle Nathalie Rosa. À condition d’en prendre soin. »
Dans le calme feutré de Stereo Kawalis, le passé n’est pas perdu. Il attend, bobine après bobine, derrière les fauteuils pliants et les daftars manuscrits. Il attend qu’on le regarde à nouveau – non pas pour le figer, mais pour l’écouter vivre.