« La passivité est la seule arme du faible contre le fort. Mais c’est une arme qui tue l’âme » Simone Weil.
Les récentes élections municipales et des moukhtars au Liban ont révélé un paradoxe saisissant : alors qu’elles devaient théoriquement raviver l’engagement civique et poser les bases d’une reconstruction démocratique, elles se sont transformées en laboratoire d’infantilisation politique. Les formations politiques et les personnalités politiques influentes ont mis en œuvre une communication stratégiquement élaborée visant à considérer les électeurs non pas comme des citoyens réfléchis, mais comme des destinataires passifs d’émotions élémentaires.
Cette dérive démagogique n’enlève cependant rien à l’importance cruciale de ces élections dans le contexte libanais actuel. Malgré les appels au report – motivés par une reprise encore fragile après la guerre entre le Hezbollah et Israël, ainsi que par l’affaiblissement des institutions –, le nouveau gouvernement a néanmoins fait le bon choix en maintenant ce scrutin. Ces élections constituent en effet un moment essentiel pour la résilience institutionnelle du Liban : elles permettent de restaurer la légitimité du pouvoir local, en réaffirmant l’engagement de l’État à respecter la Constitution et en consolidant les pratiques démocratiques. Dans un contexte où l’État peine à assurer ses fonctions, elles offrent également une approche décentralisée de gestion des problèmes publics, permettant aux autorités locales de répondre plus directement aux besoins de leurs communautés respectives. Cela dit, l’efficacité des municipalités demeure largement entravée par la rareté des ressources financières et par des ingérences politiques persistantes.
Les résultats de ce scrutin, au-delà de leur portée institutionnelle immédiate, ont aussi été perçus comme un test politique majeur avant les prochaines législatives, révélant des dynamiques confessionnelles et régionales toujours vivantes. Cette dimension anticipatrice explique d’ailleurs en partie pourquoi la campagne a été marquée par tant de calculs stratégiques et de rhétorique émotionnelle. Marquées par une participation inégale selon les gouvernorats, ces élections ont dessiné un paysage politique relativement équilibré : consolidation et maintien stratégique des partis politiques chrétiens dans leurs fiefs, succès ponctuels de listes indépendantes, mais aussi fragmentation du leadership sunnite à Tripoli, érosion partielle du soutien au Hezbollah malgré sa victoire formelle, et faiblesse persistante des forces réformistes, illustrant un recul du vote partisan urbain et un renforcement des clivages identitaires dans les bastions confessionnels.
Cette analyse des résultats électoraux invite cependant à interroger l’écart entre les ambitions démocratiques et la réalité politique. En théorie, ces élections devraient engager les citoyens dans la vie publique, raviver leur sens du devoir civique et lutter contre le désenchantement politique. Elles permettraient également de renouveler les mandats locaux, évitant ainsi la stagnation institutionnelle et ouvrant la voie à des réformes. De plus, elles favoriseraient une gouvernance plus réactive, contribueraient à la stabilité locale et poseraient les bases d’une reconstruction nationale. Pourtant, dans les faits, ces objectifs demeurent inaccessibles.
Cet écart entre théorie et réalité s’explique principalement par la rhétorique politique elle-même. En effet, les partis et figures dominants recourent à un discours condescendant, véhiculant des stéréotypes négatifs sur leurs adversaires tout en se présentant comme indispensables. Cette stratégie entretient l’idée d’un électorat immature, réduisant des enjeux complexes à des slogans creux – comme par exemple : « Notre ville sera toujours la première », « Donnons vie à notre ville », « La souveraineté est notre but », « La justice triomphera », « Notre ville fait face », « Protéger et construire », « Ils vous ont menacés, votez contre eux ». Autant de formules vides de substance, dépourvues de plans concrets, qui jouent sur les émotions tout en occultant les questions de faisabilité.
Or, ces slogans ne se contentent pas d’être simplistes : ils participent activement à une infantilisation du débat public. Chargés d’émotion mais dénués de fond, ils traitent les électeurs comme des récepteurs passifs plutôt que comme des acteurs critiques. Ainsi, loin de stimuler le débat démocratique, ils masquent l’absence de vision concrète – illustrant l’échec du système à atteindre ses propres ambitions affichées.
Derrière leur vacuité apparente se cache en réalité une rhétorique savamment calculée. Ces formules déploient d’abord une logique manichéenne, opposant un « nous » vertueux à un « eux » menaçant et méchant, comme le révèle l’injonction « votez contre eux ». Elles mobilisent ensuite une nostalgie diffuse, évoquant un âge d’or à restaurer (« Notre ville sera toujours la première »), tout en cultivant un patriotisme local superficiel qui fige l’identité collective dans des symboles creux. Leur force persuasive repose sur un double mécanisme : l’exploitation de la peur (« Ils vous ont menacés ») et l’usage de verbes grandioses mais vides (« protéger », « triompher »). Ce triptyque rhétorique – simplification binaire, appel à l’émotion et euphémisation des enjeux – révèle une dépolitisation du débat, où l’incantation l’emporte systématiquement sur la réflexion.
Enfin, les slogans révèlent une attitude paternaliste qui considère les citoyens libanais comme des individus naïfs, sensibles aux appels émotionnels basiques, plutôt que comme des personnes aptes à comprendre des enjeux complexes. Le discours esquive toute responsabilisation, simplifie les défis et les enjeux en formules simplistes, et remplace une véritable gouvernance par un nationalisme de façade.
Cette infantilisation devient particulièrement évidente face aux attentes légitimes des citoyens qui réclament des transformations profondes du système – et non des banalités recyclées.
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