Critiques littéraires Critique

La révolte tardive du dhimmi ou la chronique d’une mort annoncée, par Youssef Mouawad

L'auteur s'attaque à la vie de Haiym, juif sépharade, fils de la grande famille des Farhi installée à Damas, réfugiée au sein de l’Empire ottoman depuis qu’elle a été chassée d’Espagne et du Portugal par la Reconquista.

La révolte tardive du dhimmi ou la chronique d’une mort annoncée, par Youssef Mouawad

Faut-il se méfier des historiens lorsqu’il leur prend la fantaisie de devenir romanciers ? Faut-il craindre l’étalage d’une flopée de données historiques masquée par une pseudo-trame romanesque ? Faut-il que le lecteur lambda appréhende un tel ouvrage si ses connaissances de l’époque ont vaguement été ânonnées durant un cours d’histoire approximatif ?

Pas si l’auteur en est Youssef Mouawad. En effet, sa plume alerte d’éditorialiste mâtinée d’humour et d’une culture solide ne prenant aucun fait pour acquis et ses vues éminemment personnelles des événements empêchent ces craintes de se concrétiser. D’autant que le lecteur qui attendait ses éditoriaux politiques avec impatience est curieux de découvrir comment l’instantanéité du moment factuel peut se transformer en histoire au long cours.

Comment ? Par l’art du conteur justement. Par la narration d’une trajectoire personnelle inscrite dans un contexte dans lequel chacun des « inégaux » de cette région du monde pourrait se retrouver et y reconnaître ses accès d’héroïsme intrépides et ses folles équipées, mais aussi ses peurs ataviques et ses replis identitaires frileux…

Si les romans historiques sont souvent des livres de cape et d’épée dans lesquels l’auteur conte des sagas d’héroïsme et d’aventures guerrières couronnées de lauriers, Mouawad ne manque pas de courage en s’attaquant à Haiym. En effet, son héros est un percepteur d’impôts, trésorier et usurier, dont le métier ingrat consiste à gérer les finances de la province d’Acre dont il a la charge. Un homme qui doit courber l’échine face aux desiderata arbitraires de ses maîtres et aux exigences de la Sublime Porte. Qui plus est, un homme défiguré que « même sa femme ne parvenait plus à regarder en face ». Rien d’un héros romanesque, voire le type même de l’anti-héros.

En dépit de cela, l’auteur réussit, à travers le jeu du miroir représenté par le journal intime imaginaire que tient Haiym, à attacher le lecteur à cet homme dont il a découvert, par hasard, l’existence et qui l’a immédiatement séduit par un parcours de vie devenu une destinée tragique pouvant, à des degrés divers, être celle de tout dhimmi en terre d’Islam.

Haiym, un juif sépharade, est le fils de la grande famille des Farhi installée à Damas, réfugiée au sein de l’Empire ottoman depuis qu’elle a été chassée d’Espagne et du Portugal par la Reconquista. En trente ans, de 1790 à 1820, il servira successivement trois maîtres : Jazzar Pacha L’Assoiffé-de-sang, Suleyman Pacha Le Juste et Abdallah Pacha L’Ingrat.

Dans un drame implacable en trois actes, rédigé selon les règles de l’art et solidement documenté, l’auteur narre son parcours : d’abord, l’offre du redoutable Jazzar Pacha que Haiym accepte, puisque « nul n’est en mesure de la décliner ». Cette promotion rapprochant le héros de la sphère du pouvoir aurait de quoi réjouir sa famille et sa communauté sur lesquelles elle rejaillirait immanquablement, n’était-ce cette vieille crainte atavique juive de tout changement « pour le meilleur comme pour le pire » et la croyance qu’à trop se rapprocher du feu, on risque de se brûler…

Haiym ne se départira jamais de ces règles de prudence à l’égard du pouvoir, dans une sorte d’intériorisation ininterrompue du statut de dhimmitude, même dans les moments durant lesquels les tyrans les plus sanguinaires, terrorisés par « la fossoyeuse tapie quelque part à leurs côtés », se laisseront aller à des confidences. Ainsi, même lorsque Jazzar lui donne l’aman, le conjurant de lui rapporter les rumeurs qui courent dans son dos, il n’obtiendra du sarraf, maître du « plus implacable des poisons, l’encens », que louanges éperdues de courtisan. Cela fera dire au Pacha : « Haiym, espèce de gredin, je n’arriverai donc jamais à vous faire dire ce que vous pensez… Je peux gagner des batailles, je peux déjouer les complots. Mais jamais je n’arriverai à avoir raison de mon trésorier… »

Même lorsque Jazzar, pour calmer les notables musulmans qui se plaignaient du pouvoir croissant du sarraf et du fait que « les juifs s’enrichissaient sur le dos des musulmans », ordonna de lui arracher l’œil gauche et de lui couper l’oreille et le nez, le défigurant à vie, tout en le sommant de poursuivre sa mission auprès de lui, Haiym finira par obtempérer, se révélant même être l’âme de la résistance contre Bonaparte lors de la campagne de Palestine en 1799.

Le règne de Suleyman Pacha s’avèrera être celui de la justice et d’une paix relative, malgré les rezzous des bédouins, la menace wahhabite aux portes d’Acre et l’épidémie de peste. Cependant, Abdallah Pacha – celui-là même pour qui Haiym avait usé de son pouvoir pour le placer à la tête de la province – sera celui qui ordonnera de l’étrangler et de livrer son corps à la mer, clôturant, dans la violence, cette destinée tragique.

Qu’est ce qui fait basculer une vie entière faite de flagornerie et d’obéissance aveugle aux diktats les plus iniques dans l’insoumission ? Pourquoi, à un moment donné, on ne peut plus « esquiver les coups du destin, reculer et vivre sans fin l’état d’alerte » ?

Dans ce tableau épique d’une époque dans laquelle apparaissent des personnages fantasques mi-imaginaires mi-réels aussi divers que Muhriz le bédouin fugitif, l’excentrique Lady Hester Stanhope ou le docteur Francesco, médecin italien talentueux aux mœurs équivoques, la figure de Zaccaria, jeune juif exalté d’Istanbul, gagné aux idéaux de la Révolution française, de la raison et des Lumières et à l’étrange idée d’après laquelle « tous les hommes naissent libres et égaux », tient une place à part.

L’auteur, qu’on sait facétieux, a-t-il mis en avant Zaccaria pour mieux le moquer ou pour entrouvrir une lucarne d’espoir dans les ténèbres du destin des inégaux ?

La célèbre citation de George Orwell en exergue du livre, « All animals are equal, but some animals are more equal than others » fait, hélas, prévaloir la première explication…

Haiym ou le destin des inégaux de Youssef Mouawad, Éditions Dergham, 2025, 478 p.

Faut-il se méfier des historiens lorsqu’il leur prend la fantaisie de devenir romanciers ? Faut-il craindre l’étalage d’une flopée de données historiques masquée par une pseudo-trame romanesque ? Faut-il que le lecteur lambda appréhende un tel ouvrage si ses connaissances de l’époque ont vaguement été ânonnées durant un cours d’histoire approximatif ?Pas si l’auteur en est Youssef Mouawad. En effet, sa plume alerte d’éditorialiste mâtinée d’humour et d’une culture solide ne prenant aucun fait pour acquis et ses vues éminemment personnelles des événements empêchent ces craintes de se concrétiser. D’autant que le lecteur qui attendait ses éditoriaux politiques avec impatience est curieux de découvrir comment l’instantanéité du moment factuel peut se transformer en histoire au long...
commentaires (0) Commenter

Commentaires (0)

Retour en haut