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Nos Lecteurs ont la Parole

La machine à fous

La machine à fous

Nous sommes nombreux à être devenus esclaves de la « machine à fous » ! Photo d’illustration Bigstock

Avez-vous déjà été appelés à jouer avec votre raison pour alimenter une machine sauvage, féroce et sanguinaire ? Avez-vous misé votre âme, parié votre esprit, défié le temps à contre-courant, déréglé les normes de votre cerveau pour répondre aux besoins d’une machine inhumaine, insensible à vos sacrifices ? Seriez-vous, un jour, dépendants de l’impact laissé sur vous par une machine autrefois créée pour la communication, mais qui s’est transformée en un monstre nous gavant de publicités, enveloppées d’une fine couche d’informations ? La réponse est évidente, car certains d’entre vous lisent ces lignes tout en tenant cette machine, d’autres les parcourent tout en la consultant simultanément, certains sont interrompus par ses notifications, tandis que d’autres se privent du présent récit à force de scruter ses applications. Bref, quiconque n’en est pas encore conscient doit le réaliser : nous sommes nombreux à être devenus esclaves de la « machine à fous » !

Le mot « fou » trouve son origine dans le latin « folli » qui signifiait « sac vide » ou « soufflet de forgeron ». Pendant des siècles, il a désigné l’imprudence, l’extravagance, l’absence de logique, jusqu’à ce que la Renaissance – avec des échos retrouvés aujourd’hui – ne perçoive la folie non plus comme un simple trouble mental, mais aussi comme une logique non conventionnelle, une rupture avec la pensée classique, une marque de réflexion hors du cadre et une preuve de créativité. Dans cette perspective, Aristote disait : « Il n’y a pas de génie sans un grain de folie. » Ainsi, certains estiment que cette machine qui nous attache jour et nuit nous rend plus intelligents, car elle nous transforme en des êtres mieux informés. Mais à quel prix ? Car pour être « mieux informés », nous devenons prisonniers dans ce que je pourrais qualifier par les trois sillons : « L’obsession, l’addiction et l’impulsion. »

En ce qui concerne l’obsession, combien de personnes scrutent sans cesse l’écran de leur téléphone, cherchant l’angle parfait, la lueur idéale, le reflet propice pour une photo à publier sur les réseaux sociaux ? Combien comptent leurs likes, leurs partages, leurs abonnés ? Combien sont incapables de s’endormir ou de sortir du lit sans leurs rituels de consultation de leurs comptes Facebook, Instagram, LinkedIn, X ? Combien ressentent une angoisse irrationnelle à l’idée de ne pas avoir répondu à un message WhatsApp ou à un e-mail, vérifiant frénétiquement leurs notifications ? Et tout cela, encore une fois, sous prétexte que « nos téléphones nous rendent mieux informés » ? À vrai dire, cette affirmation frôle l’absurde car la seule information disponible derrière nos écrans est que le temps n’est qu’une notion subjective. L’essence des informations disponibles derrière ces écrans nous concerne, puisque nous cherchons à nous mesurer aux autres à travers leurs photos, à nous renseigner sur ce que nous ignorions, à évaluer nos capacités dans un jeu, à apprendre virtuellement à communiquer dans le réel. Bref, si nous sommes obsédés par nos écrans de téléphones portables, c’est parce que nous sommes obsédés par notre propre existence. Nous sommes hantés par notre propre présence. Et c’est précisément là ce qui pousse à devenir « fou » car la folie se définit comme une aliénation mentale fondée sur un schéma de pensée illogique. Or ce qui n’est pas logique dans notre obsession pour ces appareils, c’est que nous sommes venus au monde pour le découvrir, et cette machine nous réduit à des individus qui passent leur temps à découvrir leurs propres qualités, même en luttant contre leur propre soi.

Dans la dimension de l’addiction, nos appareils portables nous soumettent à une consommation excessive de contenus gratifiants : jeux vidéo, réseaux sociaux, musique, films à la demande, interactions en ligne… Tout cela est devenu notre « néo-opium », une source de plaisir constant dont nous ne pouvons plus nous détacher. Mais, tout cela, est-ce vraiment pour être mieux informés ? Aurait-il mieux valu rester ignorant plutôt que de sombrer dans cette addiction ? Et cette dépendance nous rend-elle aussi malheureux que les autres formes d’addiction ? Altère-t-elle nos capacités cognitives de la même manière ? Ce qui est certain, c’est que « l’addiction n’a jamais été un bienfait ». Et dire que notre sort est entre nos mains devient, dans ce contexte, un adage dérisoire… Mais, de toute façon, sous quel prétexte serions-nous appelés à rechercher le plaisir à tout moment ? Selon quel argument pourrait-on justifier que nous sommes venus sur terre pour vivre uniquement des instants agréables, faits de pur plaisir ? Si tel était le cas, comment expliquer que le plaisir soit si difficile à atteindre de façon naturelle ?

Toutes les instances, religieuses, scientifiques, philosophiques, sociologiques, etc., reconnaissent l’importance de l’interaction entre la douleur et le plaisir dans le fonctionnement de notre cerveau. Pour mener une vie équilibrée et productive, il est nécessaire de contrebalancer la douleur, omniprésente et à laquelle nous sommes particulièrement sensibles, par des expériences de plaisir. Que se passerait-il, dès lors, si l’on n’était exposé qu’au plaisir, sans que celui-ci ne soit une réponse à une douleur ? La réponse est simple et évidente : une source de plaisir permanent se transformerait inévitablement en source de douleur, afin de rétablir un certain ordre, un équilibre, quoique peut-être perdu à jamais.

Quant à l’impulsion, il ne faut pas être deux pour comprendre que mourir dans un accident de la voie publique en consultant un message WhatsApp est l’ultime manifestation de l’impulsivité générée par ces appareils. Avons-nous encore la capacité de planifier, d’organiser nos actions à l’avance ? Dans l’ère des smartphones, pouvons-nous encore profiter de moments en famille ou entre amis sans être sollicités et interrompus par ces écrans ? Et pourtant, tout cela est justifié par un seul mot : « l’information ». Comme si, dans notre monde moderne, accéder au savoir devait nécessairement passer par un marché où « notre santé mentale en est le prix ». Être impulsif ne relève pas d’un état inhabituel. Bien au contraire, l’homme, en tant qu’être doté de réflexes primitifs, est impulsif par nature. Le contrôle des impulsions est un état surnaturel que nous avons appris au fil de notre développement en tant qu’êtres sociaux. La société nous a inculqué l’autocontrôle, et cela est devenu pour nous un mode de fonctionnement permanent, requis, constant, mais fondamentalement inhabituel. Le mode habituel de fonctionnement, c’est le mode impulsif, celui où nos réflexes suivent nos instincts, nos pulsions, nos plaisirs. Les smartphones, une fois de plus, agissent comme des outils qui nous permettent de nous dévoiler, de redevenir instinctifs, de sortir du cadre usuel à la recherche de nouveautés. Et c’est précisément cette quête de nouveauté qui nous rapproche à nouveau de notre nature humaine, de notre réalité d’êtres qui, malgré les avancées technologiques et les savoirs accumulés, préfèrent encore se soumettre à leurs instincts.

Ces machines sont de véritables « machines à fous » parce qu’elles nourrissent notre intelligence tout en nous « possédant ». Elles vivent en nous comme un démon, un esprit second qui, s’il avait existé il y a quelques siècles, aurait certainement conduit à un exorcisme. Mais la possession de notre siècle porte un autre nom : obsession, addiction et impulsion. Et l’exorcisme d’aujourd’hui s’appelle sensibilisation, contrôle et prise de conscience. Il s’agit là du symptôme principal de ce qui nous arrive : la perte de conscience. Car, en effet, tout semble conçu pour échapper à la conscience du monde qui nous entoure, ce monde réel, chargé de guerres, de responsabilités, de pollution, de discrimination, de maladies… et la liste continue. Se distraire de cette réalité n’est rien d’autre que la stratégie de ceux qui n’en ont pas et qui développent plus facilement une « addiction à la distraction » ou à la perte de conscience à travers les écrans. Dans ce contexte, il est essentiel de rappeler l’importance de la conscience du monde réel par ce qui est naturel, par le sensationnel et par l’authentique. Car, sous certains angles, mieux vaut être conscient du moment, du monde, de la nature et de la réalité que d’être bien informé de ces choses tout en étant dépourvu de conscience, tel qu’il est le cas d’un « sac vide » ou d’un « soufflet de forgeron » !

Encore faut-il en être conscient…

Chef du service de psychiatrie à l’Hôtel-Dieu de France

Professeur associé à la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Avez-vous déjà été appelés à jouer avec votre raison pour alimenter une machine sauvage, féroce et sanguinaire ? Avez-vous misé votre âme, parié votre esprit, défié le temps à contre-courant, déréglé les normes de votre cerveau pour répondre aux besoins d’une machine inhumaine, insensible à vos sacrifices ? Seriez-vous, un jour, dépendants de l’impact laissé sur vous par une machine autrefois créée pour la communication, mais qui s’est transformée en un monstre nous gavant de publicités, enveloppées d’une fine couche d’informations ? La réponse est évidente, car certains d’entre vous lisent ces lignes tout en tenant cette machine, d’autres les parcourent tout en la consultant simultanément, certains sont interrompus par ses notifications, tandis que d’autres se privent du présent récit à...
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