Ce lundi matin, le retour à la réalité a quelque chose de profondément déprimant. Non seulement parce que la liste regroupant tous les principaux partis – soit la négation même de toute forme de politique – est arrivée en tête du scrutin des municipales de Beyrouth ; non seulement parce que celle se revendiquant de la contestation de 2019 a obtenu un score nettement plus bas qu’il y a neuf ans– ce qui raconte l’évolution du pays au cours de ces dernières années ; mais surtout parce que la logique communautaire a atteint à nouveau des proportions extrêmement inquiétantes, au point que l’on peut se demander ce qui réunit encore, au-delà du taboulé et de Feyrouz, tous les Libanais.
À un an des élections législatives, que l’on annonce comme décisives, les nouvelles ne sont pas bonnes. L’état du pays s’est profondément dégradé ces dernières années. Les esprits se sont enflammés ou sont si fatigués que seule la logique de survie fait encore sens à leurs yeux. Le Hezbollah était l’arbre qui cachait la forêt. L’éléphant devenu si gros que toutes les autres dynamiques qui agitaient la petite pièce devenaient secondaires. Son affaiblissement donne à voir un Liban recroquevillé sur lui-même, figé dans le temps, à la fois bêtement prétentieux et terriblement apeuré.
Il y avait un air nouveau depuis le début de l’année, malgré les bombardements et l’occupation israélienne, les provocations du Hezbollah et les craintes liées aux affrontements communautaires en Syrie. Il commençait à se propager l’idée que le Liban pouvait aller mieux dans un monde qui va de plus en plus mal, et que les réformes lancées par le gouvernement Salam pourraient enfin le remettre sur les rails. Mais tout partira en fumée si tous ceux qui souhaitent le changement ne se réveillent pas au plus vite. Il y a le feu dans la maison de la contestation libanaise. Si rien n’est fait, ses représentants risquent d’être balayés lors du scrutin du printemps prochain.
Trois points paraissent essentiels pour espérer inverser la tendance d’ici là. Le premier est l’importance de l’unité. La contestation pâtit de ses divisions, de ses batailles d’ego – qui n’ont rien à envier à la classe politique traditionnelle – et de sa désorganisation. Voilà trois ans que les députés de la contestation ont été élus, et trop peu de choses ont été faites depuis sur ce plan-là. Au contraire, plus le temps passe et plus ce que l’on avait appelé « le club des 13 » apparaît morcelé et dénué de toute capacité de peser au sein de l’Assemblée.
Il n’y a pas pire sentiment que l’espoir déçu. Rien de pire que de promettre le changement sans pouvoir rien changer. Les députés de la contestation sont peu nombreux, sans moyens, affrontent des mastodontes bien huilés et des machines médiatiques au service des partis. Mais tout cela ne change rien au fait qu’ils sont les premiers responsables de la perte de popularité du mouvement au sein de l’électorat libanais. Cinq ans après le soulèvement d’octobre, il n’est plus possible de surfer sur le désir de changement. Parce que ce désir est moins fort et parce que le changement ressemble à une chimère.
Le deuxième point concerne donc la nécessité d’avoir un projet. Un projet (géo)politique et social qui ne soit ni un catalogue de mesures technocratiques ni une kyrielle de slogans populistes. Les partisans du changement doivent convaincre l’électorat qu’ils ont vraiment quelque chose à leur offrir au-delà de leur opposition aux partis traditionnels. Si rien ne bouge d’ici là, la polarisation est telle que les prochaines législatives se joueront essentiellement entre les Forces libanaises et le Hezbollah. Les deux formations ont intérêt à ce que leur opposition soit au centre des débats afin de réunir leurs camps respectifs en misant sur les peurs communautaires. Car en dehors de leur animosité réciproque et viscérale, elles n’ont pas grand-chose à offrir en termes de projets politiques. Mais si seulement les autres, si prompts à les critiquer, faisaient mieux ! Qu’attendent donc tous les partisans du changement pour créer un grand bloc central autour de Joseph Aoun et de Nawaf Salam, dont l’union est la condition indispensable pour une éventuelle victoire électorale ? Les deux têtes de l’exécutif peuvent, si elles travaillent en bonne intelligence, faire du clivage entre « le nouveau Liban » et « l’ancien Liban » le principal enjeu des élections. Mais là encore, rien ne se fera en l’absence d’un grand projet susceptible de raviver le désir de changement.
Le troisième point est relatif à la nécessité de partir du réel. Les élections municipales devraient servir de piqûre de rappel. Les partis traditionnels se sont unis, envers et contre toute logique, pour préserver la parité islamo-chrétienne. Et les électeurs ont semble-t-il privilégié cette dimension sur tout le reste. Les angoisses communautaires sont réelles. Elles ne sont pas le simple fruit d’une instrumentalisation des partis. Les chrétiens ont peur de disparaître parce qu’ils sont de moins en moins nombreux, les sunnites ont le sentiment d’être orphelins depuis le départ forcé de Saad Hariri, et les chiites craignent d’être de nouveau marginalisés après la défaite cuisante du Hezbollah face à Israël. Sans s’enfermer dans un discours communautaire, il faut pouvoir répondre à toutes ces peurs pour qu’elles n’écrasent pas complètement tout le reste. Repenser la formule libanaise pour neutraliser le plus possible les angoisses des uns et des autres. Bref, transformer le réel mais ne pas l’ignorer. Telle est la condition pour ne pas enterrer définitivement l’espoir d’un autre Liban.
"Kelloun yaane kelloun" n'est plus la bonne approche. Ce n'est pas vrai que les FL "n'ont pas grand-chose à offrir en termes de projet politique" en dehors de son opposition au Hezbollah et tout ce qui est anti-souveraineté. Le "changement" sera mené par les FL.
07 h 54, le 29 mai 2025