Certains sujets controversés et familiers sont régulièrement instrumentalisés de manière à alimenter un discours fortement teinté de considérations confessionnelles, à engager les parties politiques dans des jeux de dupes interminables et à lier l’avenir de la situation intérieure aux influences et intérêts de puissances étrangères. Face à ce constat, il ne suffit pas de rechercher des issues ponctuelles à ces problèmes dans le but d’éviter que le pays ne sombre dans des crises menaçant la paix civile ou de garantir un fonctionnement minimal de l’État ; il est essentiel de s’attaquer au noyau dur structurel qui perpétue un cadre institutionnel incapable de fonder un État reposant sur le droit, la justice, la souveraineté et la démocratie. Ce constat s’accompagne d’un paradoxe manifeste, étroitement lié à ce même noyau dur : tous les acteurs politiques, sans exception, revendiquent publiquement leur attachement à ces principes, tout en évoluant dans un système qui en compromet systématiquement la réalisation.
À l’examen attentif des premières réactions suscitées par les trois questions particulièrement sensibles récemment mises en avant – à savoir la réforme de la loi électorale, l’abolition du confessionnalisme politique et le désarmement du Hezbollah –, il apparaît que les réactions relatives aux deux premières ont rapidement revêtu une dimension confessionnelle marquée : l’initiative d’introduire deux voix préférentielles à la loi électorale, soutenue par le président du Parlement et ses alliés, se heurte à une opposition ferme des partis chrétiens, en particulier le parti des Forces libanaises et le Courant patriotique libre, qui rejettent toute altération de la loi en vigueur, estimant que les tentatives de réforme sont animées par des objectifs politiques qui ne servent pas l’intérêt national. De même, ces mêmes partis considèrent que la question de l’abolition du confessionnalisme politique ne cesse de ressurgir dans des contextes de tension ou de crise, souvent traversée de manœuvres opaques et de calculs intéressés.
Concernant la troisième question, les partis chrétiens, en particulier le parti des Forces libanaises, réitèrent leur appui constant à la position du Premier ministre Nawaf Salam, lequel affirme qu’aucune relance économique ni aucun investissement durable ne saurait être envisagé au Liban tant que l’autorité de l’État ne s’exerce pas exclusivement à travers le monopole de la légitimité armée. Cette posture suppose, de manière implicite mais claire, le démantèlement de l’arsenal du Hezbollah, perçu comme une condition préalable à la réaffirmation du rôle souverain de l’État dans la gestion des affaires nationales. En contrepoint, certaines voix émanant des milieux chiites insistent sur le caractère imprescriptible du droit – voire du devoir – de maintenir une capacité de résistance armée, tant que l’occupation israélienne de portions du territoire libanais demeure une réalité.
Indépendamment de la capacité du président de la République et du gouvernement en place à éluder certaines questions sensibles – en particulier celle de l’armement du Hezbollah –, à proposer des compromis acceptables pour l’ensemble des acteurs concernés et à obtenir l’aval des puissances étrangères actuellement influentes sur la scène nationale, il apparaît certain que toute issue durable devra reposer sur une formule excluant toute logique de vainqueur et de vaincu, et s’inscrivant dans le cadre du principe de coexistence. Toutefois, ces solutions pragmatiques demeurent insuffisantes pour permettre l’instauration d’un État fort, la mise en place d’un système judiciaire véritablement indépendant, ainsi que la conduite de réformes efficientes et affranchies de toute forme de corruption. En effet, la gouvernance requiert un exercice complexe d’équilibrage entre des acteurs internes profondément divisés, ne partageant pas de conception commune de la souveraineté, de l’État, du bien commun ni de l’intérêt national. Or, cela nous introduit dans un cercle vicieux qui ne cesse de se produire. En 1989, Kamal Salibi a écrit à propos des sujets conflictuels qui ont occupé les parties politiques depuis 1975. Il dit : « Au niveau politique, la demande de laïcité, plutôt que d’être sincère, finit par devenir simplement un nouveau jeu de dupes entre les partis concernées, à l’image du jeu de libanisme de mauvaise foi contre l’arabisme de mauvaise foi… D’un côté, les partis musulmans et druzes poussaient à l’abolition du confessionnalisme en faveur de la laïcité au niveau politique, en sachant très bien qu’une telle abolition ne serait pas possible à moins que le confessionnalisme fût aussi aboli au niveau social. De l’autre côté, les dirigeants politiques chrétiens réalisant que les demandes de laïcité politique des musulmans et des druzes avaient en fait pour but de supprimer le contrôle politique chrétien sur l’État, réagissaient en insistant sur le fait que la vraie laïcité au Liban ne pouvait être accomplie, à moins que le confessionnalisme fût aussi aboli au niveau social en même temps que politique » (Une maison aux nombreuses demeures).
Le problème fondamental réside dans l’attachement rigide des responsables politiques au pacte national du vivre-ensemble, considéré comme fondement normatif de l’organisation de l’État et de son mode de gouvernance. Si ce pacte peut s’avérer pertinent dans un contexte donné ou pour une période déterminée, il ne saurait constituer un cadre permanent, dans la mesure où il entrave la transition vers un État fort et véritablement démocratique.
En réalité, l’éthos – entendu comme l’ensemble hiérarchisé de valeurs et de repères culturels partagés – constitue un socle essentiel pour la cohésion sociale, la légitimité de l’État et son développement. Un peuple doté d’un éthos fort permet à l’État de s’enraciner dans une culture commune, favorisant ainsi l’adhésion des citoyens aux institutions et aux lois. Cependant, cette dynamique se trouve fragilisée lorsque la société, comme la nôtre, est composée de multiples confessions aux visions divergentes du pays. Dans un tel contexte, l’élaboration d’un éthos commun se heurte au risque de fragmentation : chaque confession est instrumentalisée par ses dirigeants les plus influents, animée par une peur maladive de l’autre et nourrie par des pratiques religieuses générant un sentiment d’incompatibilité avec les autres composantes de la société. Le lien civique devient alors extrêmement faible.
Pour sortir de cette impasse, il convient de repenser l’éthos commun non comme une culture uniforme, mais comme un socle de valeurs partagées – telles que la dignité humaine, la liberté de conscience et d’expression… Il s’agit également de valoriser davantage la mémoire des conséquences douloureuses et catastrophiques du confessionnalisme, ainsi que les espaces communs susceptibles de le dépasser, tels que les syndicats, les ONG et d’autres mouvements civils, afin de renforcer le sentiment d’appartenance à l’État.
Ce qui pourrait déclencher un tel mouvement, c’est un discours officiel honnête et courageux, affirmant clairement la nature temporaire du pacte national.
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.