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Idées - Commentaire

Le legs économique du pape François

Le legs économique du pape François

Le pape François lors d’un déjeuner offert à plusieurs centaines de pauvres, de sans-abri, de migrants et de chômeurs, à l’occasion de la Journée mondiale des pauvres, au Vatican, dimanche 19 novembre 2023. Massimo Valicchia/NurPhoto via AFP

Premier souverain pontife latino-américain, le pape François a redéfini la papauté en profondeur, devenant la voix du Sud, s’efforçant de rendre l’Église catholique plus inclusive et se positionnant comme le champion des pauvres et des marginaux. Cependant, l’un des aspects les plus surprenants – et souvent négligés – des douze années de pontificat de François a été son émergence en tant que visionnaire économique incisif. Dans un monde où l’économie est dominée par les modèles, les marchés et les mesures, François a insisté sur une norme différente : une norme morale.

Tout au long de son pontificat, François a constamment remis en question les hypothèses de l’orthodoxie économique dominante. Dans son exhortation Evangelii Gaudium (« La joie de l’Évangile ») de 2013, il a émis une critique cinglante de ce qu’il a appelé « une économie de l’exclusion et de l’inégalité » – un système qui, comme il l’a dit, « tue ». Contrairement à de nombreux critiques du capitalisme, François n’a pas appelé à son rejet pur et simple, exhortant les penseurs économiques à poser des questions plus profondes et plus fondamentales : quel type de marché voulons-nous ? Qui doit les gouverner et dans quel but ?

Dans son encyclique Laudato Si’ (« Loué sois-tu ») de 2015, il est allé plus loin, intégrant les critiques écologiques et économiques dans une vision morale unifiée. Selon lui, la dégradation du climat n’est pas simplement une « externalité négative » à gérer ; elle est le résultat inévitable d’une économie qui marchandise la nature et marginalise les pauvres. Dans cette optique, l’économie et l’écologie ne sont pas des domaines distincts, mais des sphères de responsabilité morale qui s’entrecroisent. « La terre elle-même, écrit-il, fait partie des plus abandonnés et des plus maltraités de nos pauvres. »

Lors du sommet 2020 « Économie de François », le feu pape a réuni de jeunes économistes et entrepreneurs pour imaginer une nouvelle économie enracinée dans la solidarité, la justice et la gestion écologique. Son message était sans équivoque : il ne suffit plus de rafistoler l’ancien système, une refondation morale est nécessaire.

Péché structurel

Le point de vue de François contraste fortement avec les hypothèses néoclassiques qui ont longtemps dominé l’élaboration des politiques économiques. L’économie néoclassique considère les individus comme des maximisateurs d’utilité isolés, les marchés comme largement autocorrectifs et la croissance comme un bien inaltérable. La pauvreté, les inégalités et les dommages environnementaux sont considérés, le cas échéant, comme des problèmes techniques à la marge.

François a reconnu une menace plus profonde : l’économie a cessé d’être un outil pour faire progresser la prospérité humaine et est devenue une idéologie qui corrode la solidarité et encourage l’indifférence. En termes théologiques, il a diagnostiqué un péché structurel, ancré dans les systèmes que nous considérons comme acquis.

Sa critique est frappante précisément parce qu’elle vient de l’extérieur de la prêtrise académique. Bien qu’il n’ait pas proposé de taux d’imposition marginaux ou de mécanismes de tarification du carbone, il a ramené l’économie à ses fondements dans la philosophie morale et s’est placé dans une tradition humaniste profondément enracinée dans l’histoire de la pensée économique. Cette tradition est illustrée par des économistes lauréats du prix Nobel tels que Joseph Stiglitz, qui a montré comment les asymétries d’information faussent l’« efficacité » des marchés, et Amartya Sen, qui a soutenu que le développement devrait se concentrer sur l’accroissement des capacités humaines plutôt que sur le PIB. Il s’agit également de Dani Rodrik, qui a préconisé de réintégrer les marchés dans la gouvernance démocratique, et de Thomas Piketty, qui a mis à nu la dynamique structurelle de la concentration des richesses. Même la Théorie des sentiments moraux (1759) d’Adam Smith, considéré comme le père de l’économie classique, rappelle que la vie économique doit être fondée sur la sympathie, la justice et les normes de confiance civique.

Abdication morale

Mais François ne cherchait pas seulement à favoriser la coopération sociale, il s’intéressait à la formation des âmes. Pour lui, l’enjeu n’est pas le succès des marchés, mais la survie de la dignité, de la solidarité et de la création elle-même. Il ne s’agissait pas de moralisme pour le plaisir, mais de rappeler que la vie économique implique toujours des choix moraux, que nous les reconnaissions ou non.

Chaque budget, chaque politique fiscale, chaque régime commercial reflète un ensemble de valeurs. François a refusé que ces valeurs restent cachées. Certains économistes s’insurgent contre cette intrusion, insistant sur le fait que la force de l’économie réside dans sa neutralité à l’égard des valeurs et dans sa capacité à fournir une base rationnelle – plutôt que sentimentale – pour des choix difficiles. Mais cette position reflète elle-même un choix de protéger le statu quo plutôt que de le remettre en question. L’intervention de François a révélé que la prétention à la neutralité est, en fait, une forme d’abdication morale.

À une époque où les modèles néoclassiques peinent de plus en plus à expliquer ou à contenir les crises auxquelles l’humanité est confrontée – inégalité galopante, dérèglement climatique, instabilité politique et montée du populisme –, le message de François s’adresse directement aux maux spirituels qui sont au cœur de nos économies défaillantes. S’il n’a pas présenté de modèle alternatif sous forme de tableurs ou de tableaux de régression, il a offert quelque chose de plus intuitif : la capacité d’imagination morale.

Plus important encore, François n’était pas un ennemi de l’économie. Il en était le gardien, rappelant à ses praticiens leur vocation oubliée : servir le bien commun. Les économistes feraient bien de tenir compte de son message. Si une institution vieille de 2 000 ans comme l’Église catholique peut changer, il en va de même pour un consensus économique qui n’a prévalu que pendant quelques décennies.

Copyright : Project Syndicate, 2023.

Par Antara HALDAR

Professeure associée d’études juridiques empiriques à l’Université de Cambridge et membre invitée de la faculté de l’Université de Harvard.

Premier souverain pontife latino-américain, le pape François a redéfini la papauté en profondeur, devenant la voix du Sud, s’efforçant de rendre l’Église catholique plus inclusive et se positionnant comme le champion des pauvres et des marginaux. Cependant, l’un des aspects les plus surprenants – et souvent négligés – des douze années de pontificat de François a été son émergence en tant que visionnaire économique incisif. Dans un monde où l’économie est dominée par les modèles, les marchés et les mesures, François a insisté sur une norme différente : une norme morale. Tout au long de son pontificat, François a constamment remis en question les hypothèses de l’orthodoxie économique dominante. Dans son exhortation Evangelii Gaudium (« La joie de l’Évangile ») de 2013, il a émis...
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