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Zad Moultaka : « l’amour est à réinventer »

Zad Moultaka : « l’amour est à réinventer »

© Bruno Moussier

Pianiste de formation, compositeur et plasticien reconnu, Zad Moultaka forge une œuvre intense aux langages artistiques pluriels. Opéras, installations, peintures, photographies, vidéos… interrogent les humeurs du monde en entrecroisant lamentations et émerveillements, destructions et créations, la noirceur et la lumière. Parmi ses créations, les opéras Hercule, dernier acte (Festival Berlioz)  ; Hémon (Opéra national du Rhin)  ; Delirio (Deutsche Oper Berlin)  ; une installation monumentale ŠamaŠ Soleil Noir Soleil, présentée en premier à la Biennale de Venise (2017) et clôturant récemment sa quatrième tournée à l’Institut du monde arabe (2025)  ; Reliquien, gravures, sculptures, installation sonore (Galerie Tanit Munich - Art Paris). L’intégralité de son itinéraire artistique est sur le site zadmoultaka.com.

Après La Passion selon Enkidu, La Passion selon Adonis et La Passion selon Marie, qui plongent dans les mythes et récits fondateurs pour y puiser des évocations intemporelles ô combien essentielles pour notre présent, Zad Moultaka compose La Passion selon les enfants. Cette dernière est une création mondiale, commande de la Maîtrise de Radio France, dirigée par Sofi Jeannin et l’ensemble baroque Les Musiciens Saint-Julien, sur un livret de Bruno Messina (6 avril 2025, Auditorium Radio France).

La Passion selon les enfants interroge le regard des grands absents de cette histoire, ceux à qui on essaie d’épargner la vision de la douleur et de l’horreur pour « qu’ils continuent de croire à la beauté ». Ces enfants « jamais cités » ont pourtant « tout vu et retenu », comme dans la gravure La Grande Passion de Martin Schongauer (1448-1491), une des rares où l’on voit un enfant parmi la foule accompagnant le Christ sur le chemin du Golgotha.

Le récit prend la forme graphique du jeu de la marelle. Par sauts consécutifs, il reconstitue « La cène », « La veillée au mont des Oliviers », « La trahison », « Le procès », « Le jugement », « Le chemin de croix », « L’épreuve de la mère endolorie » (Stabat Mater de Jacopone da Todi), « La mise au tombeau », jusqu’au « Ciel ». La puissance polyphonique de la Passion selon Saint-Mathieu de Bach traverse l’ensemble. Tandis que les échos des Kindertotenlieder (chants pour des enfants morts) – du poète, traducteur et orientaliste allemand Friedrich Rückert (1788-1866), mis en musique par Gustav Mahler – exultent, par les contrastes sonores et visuels, une profonde mélancolie. Le tout est rythmé par un chœur composé d’enfants et par les voix de Noé, Noah, Noam et Nahama nous racontant, sur des tons divers, que « Jésus n’est pas moins gamin que les autres ». Ce jeu, dans lequel le temps se condense et un imaginaire théogonique et anthropogonique se déploie, n’est pas sans évoquer l’aphorisme d’Héraclite : « Le temps (ou l’éternité ou la vie selon les traductions) est un enfant qui joue, en déplaçant des pions  ; la royauté appartient à un enfant »…

Zad Moultaka désire ainsi réécrire « le vrai récit de la Passion de Jésus-Christ », comme le dit Noam dans la pièce, selon une vision « qui se passe du filtre lissant, formaté, politique des adultes ». L’enfance est dans cet opus multiple. Il s’agit d’abord des enfants courant dans les rues de Jérusalem qui s’adressent aux adultes sommés de répondre à leurs questions : Pourquoi a-t-on livré un innocent à la mort ? Pourquoi Pierre, pourtant l’ami de Jésus, l’a-t-il renié ?

L’enfance renvoie aussi aux êtres sacrifiés par les Ponce Pilate des temps anciens et modernes. « Les sons stridents de l’orgue qui retentissent à l’annonce de la mort du Christ n’expriment pas la colère de Dieu, dit Zad Moultaka  ; c’est ma propre colère qui explose face à la violence, à l’injustice, aux tueries et à la laideur qui nous assaillent, particulièrement en ce moment. »

Dans cette création résonne un avertissement : « Ses tourments il fallait rappeler, puisque ce monde a oublié. » La question ultime est in fine celle de l’oubli de l’Être et de la rupture avec le transcendant, une désunion qui plonge le monde dans le chaos. L’enfance est ce en quoi le lien perdu se renoue. Une voix en araméen, ouvrant la dernière partition, le redit : « Si vous ne changez pas pour devenir comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume du Ciel. » Le dernier chant a cappella par un jeune garçon à la voix qui mue, clôturant la Passion, est à cet égard métaphorique : « sur le point d’entrer dans l’âge adulte, il livre un dernier message contre l’oubli ». Dès lors, l’enfance n’est pas une régression à un âge infantile, mais un état à atteindre, un cheminement, une tension vers une révélation.

L’enfance est, de plus, le regard abyssal du « fils blessé », traumatisé, qui réclame son père et interroge ses silences : « Papa, oh papa, pourquoi »… « Qui donc frappe ainsi sans raison », ou encore : « Comme nous Jésus a besoin de son père. Il est des maux qu’un père sait consoler. Il est des doutes qu’il fait taire. » La réponse n’est pas à chercher sur le terrain psychologique  ; elle est résolument métaphysique : le doute est au cœur de la foi. Cette question taraude personnellement Moultaka depuis son enfance entaillée tôt par la guerre civile libanaise. « La force de la croyance appartient à celles et ceux qui remettent en question, qui doutent », dit-il. Et, face à l’aporie de l’écharde du mal dans la peau de Dieu, d’évoquer les Confessions de Saint-Augustin : « Eh bien, tu n’as pas encore éclairé mes ténèbres »… Toutefois, le transcendant tel que l’envisage Zad Moultaka n’est pas exclusivement de l’ordre du religieux. Le religieux est à double tranchant, il peut mener à l’enfermement et à la haine. Le sacré est une voie parmi d’autres d’accès à l’émotion divine, c’est pourquoi ses Passions, dit-il, peuvent s’écrire en majuscule ou en minuscule. Le divin ne s’oppose pas à l’humain.

D’ailleurs, la création artistique est pour lui un moyen de sonder le mystère de l’être : « elle permet d’atteindre ce moment où les choses lâchent en soi, où l’on expérimente de manière fulgurante et fugitive l’oubli de la peur et de la mort. » « Ce sentiment, renchérit-il, on peut le vivre également face à un paysage, dans la contemplation d’une œuvre d’art ou en écoutant certaines musiques. » Ces états émotionnels profonds, Zad Moultaka, en prestidigitateur et éternel joueur, les cherche dans ses créations. C’est pourquoi il vit son art, et l’art en général, comme une quête : « Je cherche à transmettre et à partager ces moments, c’est par ce lien que les frontières entre l’artiste et le public s’effacent. »

Musicalement parlant, La Passion selon les enfants emprunte le langage des humeurs enfantines : « Je peux passer sans transition de la comptine, d’un rythme sautillant, à une tension dramatique et sombre. Un langage musical naïf se superpose à une orchestration instrumentale rigoureuse. Au-delà de l’aspect technique, je construis un espace de jeux entre l’ancien et le nouveau, le sombre et le clair, le lourd et le léger, la tension extrême et l’apaisement. » Une pluralité de comptines, chantées dans plusieurs langues, scandent la composition. Pour Zad Moultaka, les langues ont des résonances au-delà des réseaux signifiants, « elles transmettent des vibrations qui disent quelque chose du monde ».

La Passion selon les enfants, à l’instar de toute son œuvre, instaure une vision où « les valeurs universelles sont à réinvestir et l’amour, un mot aujourd’hui galvaudé, est à réinventer ». Et d’ajouter : « Quand j’écris une œuvre, je touche quelque chose de fort  ; quelque chose de l’ordre de l’amour se crée ». S’y exprime, de surcroît, la foi dans la victoire de la lumière sur les ténèbres. Le chœur l’atteste avec une bonne humeur inaltérable : « Alors la vie reprend son cours / C’est impossible mais c’est ainsi / Après la mort toujours la vie ». L’esprit de jeu chez Moultaka s’inscrit, ici, dans une perspective d’esthétisation du monde où le ludique est corrélé à la grandeur tragique.


La Passion selon les enfants (75 min) sera diffusé sur France Musique, le 14 mai 2025 à 20h (heure française).

Pianiste de formation, compositeur et plasticien reconnu, Zad Moultaka forge une œuvre intense aux langages artistiques pluriels. Opéras, installations, peintures, photographies, vidéos… interrogent les humeurs du monde en entrecroisant lamentations et émerveillements, destructions et créations, la noirceur et la lumière. Parmi ses créations, les opéras Hercule, dernier acte (Festival Berlioz)  ; Hémon (Opéra national du Rhin)  ; Delirio (Deutsche Oper Berlin)  ; une installation monumentale ŠamaŠ Soleil Noir Soleil, présentée en premier à la Biennale de Venise (2017) et clôturant récemment sa quatrième tournée à l’Institut du monde arabe (2025)  ; Reliquien, gravures, sculptures, installation sonore (Galerie Tanit Munich - Art Paris). L’intégralité de son itinéraire artistique est sur le site...
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