Critiques littéraires

Théorie des possibles

Uchronie, le dernier livre paru d’Emmanuel Carrère, est en réalité son premier livre. Publié la première fois en 1985 sous un titre différent (Le Détroit de Behring), Uchronie est aujourd’hui réédité avec une petite présentation de l’auteur. Comme son nom originel ne l’indiquait pas mais qu’assume la réédition, l’ouvrage traite de ce genre littéraire singulier qui consiste à réécrire des événements du passé en imaginant qu’ils se sont passés différemment.

Théorie des possibles

D.R.

Uchronie d’Emmanuel Carrère, POL, 2025, 217 p.

Formé sur le modèle du mot « utopie », mais transposé pour traiter non de lieux mais de temporalités imaginaires, l’uchronie connaît depuis une vingtaine d’années un regain extraordinaire alors que, comme le signale Carrère dans sa présentation de la réédition, elle a longtemps été peu pratiquée. Au moment de la rédaction de l’essai, dans les années 80, les exemples n’étaient pas légion, ce qui avait permis à Carrère de les passer en revue et de mettre au point une sorte de typologie de ces œuvres. C’est ainsi qu’il revient sur le plus ancien ouvrage attesté de ce genre dans la littérature occidentale et française, le Napoléon apocryphe de Louis-Napoléon Geoffroy (1836) et sur le premier ouvrage où le mot est employé, Uchronie de Charles Renouvier (1876), mais aussi sur un nombre non négligeable d’autres romans, tels Échec au temps de Marcel Thiry, Ponce Pilate de Roger Caillois, Le Maître du Haut Château de Philip Dick, des nouvelles de J.L. Borges, des œuvres d’André Maurois, Antoine Blondin ou Léon Bopp.

L’immense majorité de ces ouvrages racontent un moment de bifurcation dans le passé qui fait prendre aux événements une direction différente de celle qui nous a fait arriver à aujourd’hui. Il s’agit le plus souvent d’imaginer un monde où Napoléon n’aurait pas été vaincu, où le christianisme ne serait pas apparu, où les alliés auraient perdu la Seconde Guerre mondiale. Carrère distingue dès lors une uchronie mélancolique, rêvant d’une Histoire autre en remplacement de celle, insatisfaisante, qui est advenue, et une uchronie inquiète, cherchant à se rassurer sur le présent en imaginant ce qu’aurait pu être des alternatives cauchemardesques au devenir réel des choses.

Mais le côté absolument passionnant de l’essai de Carrère, c’est qu’il prend progressivement la dimension d’une étude sur l’Histoire proprement dite et sur ses mécanismes, sur la question du déterminisme, du rôle controversé d’individualités exceptionnelles dans la marche des temps ou sur l’importance des mouvements souterrains qui conditionnent les grands tournants historiques. S’il ne conteste pas le fait que des causes diffuses, d’ordre général, économique ou social et donc indépendantes de l’action des individus, jouent un rôle dans la marche de l’Histoire, annihilant l’hypothèse fameuse de l’homme providentiel – ce dernier n’étant que le résultat d’une succession d’événements qui l’amène fatalement au sommet mais qui aurait pu en amener un autre –, il souligne néanmoins la fonction capitale de certains individus exceptionnels qui, par leur tempérament, leurs idées, leur manière de se présenter sur le théâtre de l’Histoire ont influé sur cette dernière. Si Napoléon n’avait pas existé, rappelle Carrère, un autre général aurait certes été là pour mettre un terme au chaos issu de la Révolution, comme le dicte la logique implacable des faits. Mais cet autre général aurait-il été aussi loin que Napoléon, aurait-il fondé l’Empire, réorganisé la France et contribué au surgissement d’un monde nouveau après qu’il aura complètement chamboulé l’ancien ?

Emmanuel Carrère va encore plus loin, et propose une analyse très fine de la théorie des possibles, théorie qui court depuis Leibniz jusqu’aux hypothèses les plus mystérieuses de la physique quantique. Ainsi, et à côté de ces passages remarquables où il relève que l’uchronie est en fait à l’œuvre à peu près à chaque instant de la vie de chacun d’entre nous (par exemple lorsque nous entreprenons de raconter des faits de notre passé autrement qu’ils n’ont eu lieu, ou lorsque nous détruisons volontairement de minimes preuves de choses anciennes dont nous n’aimons pas l’évocation, et que ce faisant nous modifions peu ou prou le passé), l’écrivain rappelle que si les hommes d’exception contribuent par leur apport individuel à changer le monde, ils ne sont pas les seuls à le faire. Il est possible que n’importe quelle action – moi-même en écrivant cet article ou n’importe quel geste accompli n’importe où sur la planète et jusqu’aux fins fonds de n’importe quelle lointaine province – peut avoir, de proche en proche, une incidence sur les faits en apparence essentiels et saillants de l’Histoire, et influer sur la marche du monde. Le hasard le plus banal, la simple décision d’un individu d’acheter du pain plutôt que de prendre sa voiture pour aller en promenade, de se pencher pour nouer ses lacets plutôt que d’attendre de rentrer chez lui pour le faire peuvent avoir autant d’incidence sur l’évolution de l’humanité que les décisions ou les actions d’un chef d’État dans un moment capital de ses choix politiques ou militaires. C’est un peu ce que l’on a coutume d’appeler « l’effet papillon ».

Et ce que Carrère fait remarquer aussi, c’est que, contrairement à ce que pensent la plupart des uchronistes et dans le cas où la plus simple bifurcation a lieu dans le déroulement des choses, bifurcation due à un brave homme dans son bled aussi bien qu’à un général dans une bataille, l’Histoire est mise sur des rails où tout nouveau possible advenant entraîne de nouvelles bifurcations et ainsi de suite, jusqu’à ce que progressivement le monde se retrouve non seulement très loin de là où il en est aujourd’hui, mais suffisamment loin aussi pour qu’on ne sache absolument pas de quoi il aurait été fait, qu’il nous soit tout simplement impossible de l’envisager, et donc d’en parler.

Uchronie d’Emmanuel Carrère, POL, 2025, 217 p.Formé sur le modèle du mot « utopie », mais transposé pour traiter non de lieux mais de temporalités imaginaires, l’uchronie connaît depuis une vingtaine d’années un regain extraordinaire alors que, comme le signale Carrère dans sa présentation de la réédition, elle a longtemps été peu pratiquée. Au moment de la rédaction de l’essai, dans les années 80, les exemples n’étaient pas légion, ce qui avait permis à Carrère de les passer en revue et de mettre au point une sorte de typologie de ces œuvres. C’est ainsi qu’il revient sur le plus ancien ouvrage attesté de ce genre dans la littérature occidentale et française, le Napoléon apocryphe de Louis-Napoléon Geoffroy (1836) et sur le premier ouvrage où le mot est employé, Uchronie de Charles...
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