Critiques littéraires Critique

À l’Est du Caire

À l’Est du Caire

D.R.

Dans son troisième roman, Brève histoire de la création et de l’Est du Caire, Shady Lewis réitère son talent singulier en nous livrant un regard poignant et lucide sur le monde à travers la société qu’il connaît le mieux. En fin psychologue littéraire, il tisse un récit où s’entrelacent subtilement histoire personnelle, fable urbaine et critique sociale et politique. Publié en arabe en 2021, le livre est magnifiquement traduit en français en 2025 par Sophie Pommier et May Rostom, et publié aux éditions Sindbad / Actes Sud.

Au commencement était la domination patriarcale

Ce récit qui semble d’abord dérouler les souvenirs d’enfance d’un narrateur dans le Caire des années 80, devient rapidement l’écho saisissant de la violence – réelle et symbolique – de l’Égypte contemporaine. Le ton est donné dès les premières pages avec une référence biblique fondatrice qui retrace la genèse de la domination masculine – et donc politique. Dans une variation libre, le narrateur rappelle que Dieu confia à Adam la tâche de nommer toutes les créatures. Or, nommer, c’est dominer : « celui qui donne un nom à quelque chose en devient le maître ». Il ne reste alors à Ève que les chiffres dont elle préserve le secret. Grâce à elle, les nombres conservent une signification pure, sans affect, qui échappe à toute exégèse : « juste une logique mathématique simple et immédiate, promettant un retour au paradis perdu ou un monde meilleur », lorsque la confusion des mots et des symboles engendre haine, violence et chaos.

Une géopolitique de l’intime

Nous sommes dans l’Égypte post-nassérienne, marquée par les politiques d’ouverture (Infitah) de Sadate puis de Moubarak, et par les tensions croissantes entre un État centralisateur et une société en pleine mutation démographique et identitaire. Avec son plan quadrillé et ses bâtiments identiques, le quartier du narrateur, Masaken al-Helmeyah, à l’Est du Caire — situé entre zones agricoles déclassées et banlieues résidentielles comme Héliopolis et al-Matariya —, incarne une forme de politique de contrôle urbain aux ambitions liberticides. Ce microcosme suffocant devient rapidement une frontière mouvante entre paradis et enfer, symbole d’une société égyptienne fracturée par l’autoritarisme, la paupérisation et la crispation religieuse.

Le petit Sharif vit dans la rue numéro 30. Loin de constituer un foyer sécurisant, la maison familiale est le théâtre d’une domination patriarcale brutale car la violence domestique y règne en maître. Le père, figure autoritaire, instable et colérique, est un homme frustré par sa marginalisation sociale et ses échecs personnels. Il tente à répétition d’accéder à une réhabilitation symbolique de son identité masculine et de son pouvoir insignifiant dans la sphère publique. L’enfant-narrateur perçoit cette violence sans toujours la comprendre. Faute de pouvoir la nommer, il choisit de la quantifier : les coups portés à sa mère, les minutes avant qu’elle ne reprenne connaissance, le temps entre les cris et les larmes, ou le nombre de pas menant à l’église la plus proche où sa mère cherche refuge. « Tout devient plus supportable quand on fait la conversion en chiffres (…) Ils tiennent la souffrance à bonne distance : assez loin pour dissimuler les détails, assez près pour soulager la mauvaise conscience. »

La minorité copte et la peur de la contagion

Dans cette famille, tout ou presque devient prétexte au déferlement de l’agressivité. Un jour, la découverte par hasard par le père d’une cassette du Cheikh Kishk, déclenche une scène d’une violence inouïe contre sa femme soupçonnée de fait de trahison religieuse.

Bien que rarement explicitée, l’appartenance copte de la famille affleure dans le récit à travers des détails rituels de la mère, les jeûnes du mercredi et du vendredi, les plats du carême, et les nuits d’errance avec son fils sous le bras vers l’église du quartier, qui sera incendiée lors d’émeutes qualifiées officiellement d’ « événements ».

Ce huis clos familial dans un quartier populaire prend ainsi la forme d’une fresque sociale où se rejouent les tensions communautaires et où se manifeste une oppression systémique — religieuse, genrée et sociale — dans une ville en pleine expansion capitaliste, encore hantée par les fantômes du nassérisme.

L’écriture de Lewis est à la fois corrosive et mélancolique, politique et poétique. Dès les premières pages, il installe, à travers le mythe biblique, les thèmes de la perte, du langage trahi et du paradis perdu quelque part entre une modernité bétonnée et une mémoire menacée de la terre et des origines. Par le regard de l’enfant, l’auteur s’empare de la littérature comme un outil de questionnement d’une folie du monde afin de rendre justice et donner voix aux opprimés qui vivent dans ces interstices.


Brève histoire de la création et de l’Est du Caire de Shady Lewis, traduit de l’arabe par Sophie Pommier et May Rostom, Éditions Sindbad / Actes-sud, 2025, 224 p.



Dans son troisième roman, Brève histoire de la création et de l’Est du Caire, Shady Lewis réitère son talent singulier en nous livrant un regard poignant et lucide sur le monde à travers la société qu’il connaît le mieux. En fin psychologue littéraire, il tisse un récit où s’entrelacent subtilement histoire personnelle, fable urbaine et critique sociale et politique. Publié en arabe en 2021, le livre est magnifiquement traduit en français en 2025 par Sophie Pommier et May Rostom, et publié aux éditions Sindbad / Actes Sud.Au commencement était la domination patriarcaleCe récit qui semble d’abord dérouler les souvenirs d’enfance d’un narrateur dans le Caire des années 80, devient rapidement l’écho saisissant de la violence – réelle et symbolique – de l’Égypte contemporaine. Le...
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