
Carole Awit. Photo DR
Le premier roman de Carole Awit, Zadig et Zoé (éditions L'Harmattan, coll. Lettres d'ailleurs, 2025) est le fruit longuement mûri d’un vécu douloureux, d’une pénible réalité endurée par les Libanais. Le livre s’ouvre sur la double explosion du 4 août, l’une des nombreuses épreuves auxquelles a dû faire face le Liban et dont il peine à se relever. Teinté de poésie, ce récit pénètre l’intimité torturée des personnages en s’adressant à tout un chacun avec une simplicité désarmante. Zadig et Zoé, figures presque allégoriques, sont le reflet d’une jeunesse libanaise en quête de sens et d’apaisement. En donnant voix à des émotions à résonance collective – la perte, la peur, l’amour, la reconstruction – l'auteure parvient à transformer une histoire profondément enracinée dans le contexte libanais en un récit à portée universelle.
Pourquoi avoir traité autant de sujets sensibles (deuil, traumatisme collectif, troubles du comportement alimentaire, automutilation, prostitution et féminicide, etc.) dans un seul et même texte ?
Dans Zadig et Zoé, j’ai voulu retranscrire la vie dans ce qu’elle a de plus complexe, décrire la douleur et la violence dans leur multiplicité car c’est ainsi qu’elles se manifestent au quotidien. Les personnages que je mets en scène dans ce roman incarnent différentes manières d’exister et de survivre dans un milieu qui leur semble hostile. Comme de nombreux Libanais, ils portent en eux des séquelles multiples : des traumatismes, la violence, le deuil, le poids de l’histoire et le silence qui accompagne toute grande douleur. Ils la vivent dans leur chair, la transforment, la maîtrisent comme ils peuvent dans un pays qui expose ses citoyens à des violences successives. Le corps devient alors un champ de bataille, le lieu d’un combat muet qui, peu à peu, devient visible. Dans ce chaos, le corps cherche à exprimer ce qui ne peut être dit ailleurs. L’automutilation, les troubles du comportement alimentaire, le repli sur soi et la dépression dont il est question dans le texte sont les symptômes de maux que le Liban soigne peu. Ces manifestations sont paradoxalement des formes de survie, désespérées mais humaines. Ce sont aussi des formes de résistance : tant que le corps parle, il est encore vivant.
Votre style mêle poésie, réflexion intime et récit initiatique. Quelles ont été vos influences littéraires ou personnelles dans l’élaboration de cette forme hybride ?
Je suis une grande lectrice et j’ai suivi une formation littéraire qui m’a amenée à découvrir des œuvres qui m’ont donné l’envie de me lancer, à mon tour, dans l’écriture. Voltaire et Salinger sont explicitement présents dans ce roman, à travers les prénoms des jumeaux, mais aussi dans l’essence même du texte. Voltaire pour le regard à la fois lucide sur le monde et dénonciateur de l’absurde, d’une part, et Salinger pour sa capacité à capter l’intériorité des jeunes êtres en quête de sens et à laisser affleurer une forme de spiritualité dans leur quotidien, d’autre part. Mais il y a aussi l’influence de la musique, des voix blessées et vibrantes que j’écoute depuis l’adolescence – The Cure, par exemple, dont j’apprécie particulièrement l’univers musical.
Sur le plan formel, j’ai choisi de découper le récit en trois mouvements – la douceur, la douleur, les couleurs. L’alternance dans la narration entre la première et la troisième personne du singulier épouse les flux de conscience de Zadig, ses hauts et ses bas, ses sursauts, ses rêves. Il fallait que la langue vacille parfois, qu’elle se brise ou se déploie, que le récit prenne des formes inattendues – comme le fait la douleur.
Mais, au-delà des références, je crois que ma plus grande influence reste le réel. Celui que je vis, que j’observe et que j’ai souhaité accueillir dans un texte traversé par une touche de poésie. C’est une manière de cristalliser la douleur. J’écris comme on projette une lumière sur une scène ou comme on trace une ligne sur une toile, en cheminant dans un univers qui oscille entre la clarté du regard et la brume de l’émotion.
Comment avez-vous construit la dynamique de « Zadig et Zoé », et que représentent ces personnages pour vous ?
Zadig et Zoé sont jumeaux et pourtant profondément différents. Lui est tout en intériorité, en effacement, en contemplation douloureuse et en dissolution de soi. Elle, en rébellion, en gestes visibles, en tentatives d’exister envers et contre tout. Mais ils sont indissociables. Ils portent en eux la même tragédie : celle de vouloir retrouver à tout prix un paradis perdu. Leur dialogue, souvent silencieux, est au cœur du roman. Leur relation est tendre, ambivalente, fusionnelle, parfois violente. Ils incarnent aussi deux façons de faire le deuil. Chez le premier, il s’agit d’une paralysie alors que chez la seconde, ce processus se mue en une transformation finalement libératrice. Zadig et Zoé est le récit d’un amour fraternel mais aussi une histoire de séparation nécessaire. Si, pour eux, le deuil ne peut être traversé qu’à deux, le passage à l’âge adulte doit, quant à lui, se faire en solitaire.
Zadig, c’est la voix qui observe, qui écrit, qui doute. Il est le témoin silencieux, celui qui regarde plus qu’il n’agit, mais qui, justement, par cette observation aiguë, porte en lui une vérité sensible. C’est à travers lui que le texte se dit. Il porte en lui la mémoire familiale, les ruines, les absents. Il incarne ce repli douloureux dans lequel nous nous enfermons quand le monde qui nous entoure devient trop brutal. Zoé est plus solaire. Elle transforme la douleur en acte. Elle est aussi celle qui, par sa révolte, oblige son frère à sortir de sa torpeur. Le lien entre ces deux personnages, leur gémellité, est une métaphore de ce que nous portons tous en nous : la tension entre le besoin d’appartenance et celui d’émancipation, le désir de se raccrocher au passé et la volonté de se reconstruire en cherchant à s’en libérer. Ces personnages incarnent également une jeunesse libanaise marquée par les événements historiques tragiques qui se répètent, les silences familiaux, les deuils successifs.
Zadig est peut-être plus proche de moi, dans sa manière d’écrire le monde pour ne pas sombrer. Zoé, elle, est celle que j’aurais aimée être à certains moments : plus libre, plus courageuse. Ensemble, ils forment un être en quête de réparation.
Zadig et Zoé sont, au fond, les deux pôles de notre humanité blessée. Ce que nous avons tous en nous : la part qui s’effondre et celle qui se relève. Ils reflètent nos peurs, nos souvenirs, nos espérances. Il existe en eux des fragments de moi, mais surtout des fragments d’un pays. Un pays qui balance entre résignation et insoumission, entre nostalgie et renaissance. Un pays qui, comme eux, n’a pas fini de faire son deuil – ni de chercher, malgré tout, la lumière.