
Gravure ancienne représentant un cèdre du Liban avec un groupe d’hommes debout sous le cèdre. Encyclopédie Trousset (1886-1891)/Photo d’illustration Bigstock
Pourquoi sommes-nous attachés aux traditions ? Qui décide que nous devons suivre des mœurs et répéter, à chaque cycle, un ensemble de rituels qui, avec le temps, pourraient perdre leur sens et leur profondeur ? Pourquoi passons-nous la plus grande partie de notre vie, si courte sur terre, à répéter des gestes, à dire des mots et à adhérer à des croyances et des idées que nous n’avons pas choisies, mais qui nous ont été imposées de génération en génération, depuis des millénaires ? Qui a créé ces traditions, et dans quel état d’esprit, quel raisonnement a-t-il ourdi ce tissu de traditions, de mœurs, de coutumes, d’habitudes, d’adages, de croyances, etc. ? L’a-t-il fait pour la religion ? Pour le bien de la communauté, de la patrie, de l’humanité ? Et aujourd’hui, que perdons-nous et que gagnons-nous à suivre ces traditions ?
Les traditions constituent en effet un ensemble de rituels essentiels pour l’identité d’un peuple. En suivant les traditions, nous ne vivons pas simplement d’une manière classique, mais nous nous forgeons une identité collective en tant que peuple, ce qui bénéficie à la fois aux individus et à la société. Ainsi, lorsque les Brésiliens célèbrent leur fameux carnaval de Rio de Janeiro, ce n’est pas seulement pour chômer et se reposer ou pour célébrer une partie de l’année et avec plaisir. C’est pour transmettre quelque chose de beaucoup plus subtil, beaucoup plus humain. Les Brésiliens dans les rues de Rio envoient un message de solidarité, un message selon lequel tout le monde est uni par la danse et la fête. Le peuple met de côté ses divergences, ses soucis, ses conflits et son chagrin pour se réunir autour d’une parade et ne rien faire, si ce n’est s’amuser et appartenir. C’est cette sensation d’appartenance qui fait toute la différence tout au long de l’année, en plus des autres traditions des habitants de Rio, durant un cycle solaire complet. Il en va de même pour la fête de la Tomatina en Espagne, où les Espagnols, en se lançant des tomates dans la rue et en en gaspillant de grandes quantités pour fêter cette tradition qui pourrait paraître absurde à première vue, accomplissent un acte beaucoup plus profond. Il s’agit d’une fête qui inclut tout le monde dans une activité physique collective, en les unissant les uns contre les autres, car dans un esprit ludique, toutes les divergences s’estompent. Ce qui demeure, ce sont les moments de joie, les beaux souvenirs et les rencontres dans les places et les ruelles. Ce que renforce la Tomatina, c’est l’appartenance à l’Espagne, à l’autre, et la création d’un esprit unique d’Espagnols qui se caractérisent par cette tradition et se démarquent des autres peuples du monde, même des autres communautés au sein de l’Espagne.
Je pourrais citer des dizaines et des centaines de traditions, mais ce qui importe toujours, c’est ce qu’est une tradition. Il s’agit d’une fête rituelle qui renforce l’esprit d’appartenance et fait que l’individu se sent uni au groupe, ce qui le rend plus puissant au sein de ce groupe. Dans cette tradition, le groupe forge les caractéristiques de l’individu, le rendant plus sûr de lui, confiant, rajeuni, enthousiaste, ambitieux et connecté. De même qu’au niveau macrocollectif, il existe des mœurs pratiquées qui servent à respecter l’identité, à renforcer la sécurité et à enrôler les tâches. Parmi ces mœurs, il y a les repas et les visites intergénérationnels, lors desquels les jeunes générations visitent les plus âgées. Dans ces repas, l’objectif n’est pas simplement la nourriture en soi, mais tout ce qui l’entoure. Il s’agit d’un moment de pause qui sert aussi bien aux générations âgées, qui ont besoin de donner un sens à leur vie et de recevoir de l’aide pour des tâches nécessitant l’aide des plus jeunes, qu’aux jeunes générations, qui ont besoin de s’imprégner de la sagesse de leurs aînés. Il y a aussi les célébrations d’anniversaires, qui ne se résument pas à des rituels de coupure de gâteau et de prise de photos, mais à une célébration du temps qui passe et à un rappel à la personne qui vieillit qu’il y a des gens qui pensent à elle et qui valident le passage du temps dans sa vie. Il y a également le respect des aînés, une pratique présente dans toutes les cultures, car les aînés représentent notre mémoire, notre histoire, notre conscience, notre point d’ancrage à la terre. Leur respect nous garde humbles, modestes et en relation avec ce que les difficultés de la vie nous ont appris.
Qu’en est-il des traditions et des mœurs au Liban ? Qu’en est-il des rassemblements dans les villages, lorsque les familles organisaient les mariages et invitaient tout le monde, même ceux qu’on ne connaissait pas, venus de villages lointains, simplement parce qu’il y avait deux mariés qui allaient commencer leur vie ensemble ? À l’époque, la tradition n’était pas seulement un moyen de donner à manger ou de se flatter du nombre d’invités, ni de briser le silence des villages par le bruit du mariage. Ce rituel servait à renforcer les liens entre les familles. La vie conjugale commence par le mariage, et plus celui-ci est marqué par la modestie, l’honnêteté, l’amour, la bienfaisance et la bienveillance, plus la vie nuptiale sera réussie. Un mariage villageois, en fin de compte, n’est autre qu’une transmission de la joie, loin des exhibitions de richesse et de l’adoption de traditions étrangères.
Qu’en est-il des écoles traditionnelles qui enseignaient un programme robuste de manière orthodoxe incluant tout le monde sans exception ? Il s’agissait d’écoles qui n’étaient pas affectées par les vagues de discrimination et qui tendaient à enseigner à tous, en évitant la différenciation sociale. En fin de compte, il n’y avait que quelques écoles, et ces écoles ne faisaient que perpétuer les traditions du Liban, se souciant uniquement de l’éducation des traditions jusqu’à ce que nous soyons envahis par d’autres formes d’éducation, de cultures et d’enseignements, et que nous ayons permis à la discrimination de devenir elle-même une tradition parmi nos jeunes.
Qu’en est-il des multiples fêtes que nos ancêtres célébraient ? Nous avions la tradition de fêter Noël dans les villages, tous ensemble, chrétiens et musulmans, de célébrer le Fitr et le ramadan, avant que les vagues de guerres incessantes ne nous fassent sombrer dans le confessionnalisme sauvage. Nous avions des fêtes nationales que nous respections depuis des décennies, comme la fête des Martyrs en mai. Nous avions des traditions qui ont été documentées et chantées dans les pièces de théâtre des frères Rahbani, et qui n’existent plus que dans ces pièces, où le narguilé manque, mais où l’amour, la beauté, la confiance et la loyauté sont célébrés dans toute leur splendeur. Nous avions notre patriotisme comme tradition, que nous célébrions à chaque occasion et que nous souhaitons préserver, même après notre migration ambitieuse aux quatre coins du monde, avant que le patriotisme ne soit massacré et transformé en plusieurs convictions et orientations divergentes, sans but, ni sens, ni cohérence, ni essence.
Qu’en est-il de notre relation avec Dieu ? N’y avait-il pas une tradition qui consistait à croire que Dieu était en nous à tout moment, qu’Il était notre guide dans nos actes et à qui nous priions tous les jours, et que nous Lui rendions visite au moins une fois par semaine ? Qu’est-il advenu de cette tradition, de cette habitude, de ces mœurs qui ont forgé notre identité ? Comment se fait-il que la recherche de plus de richesse, notre mélange avec des pensées étrangères, notre implication dans des styles de vie hétérogènes et notre rapprochement des données scientifiques nous aient amenés à sentir que Dieu, en tant que tradition, n’est plus pratiqué, exercé, apprécié ni valorisé ? D’où provient notre manque de traditions ? Des réseaux sociaux ? De nos échanges avec des sociétés extérieures ? De notre implication dans des guerres externes et internes ? De notre besoin incessant de travailler ? De la mutation du rôle de la mère ? N’est-ce pas la mère qui porte et transmet la tradition ? N’est-ce pas elle, la garante de la tradition ? N’est-ce pas elle qui internalise le plus les habitudes et mœurs au sein de la communauté ? Une mère a besoin de la tradition pour protéger ses enfants de la perte d’identité, du but et du sens. Une mère apprend à ses enfants la tradition pour les voir rester proches d’elle, autour de leur maison, de leur lieu de naissance. Les mères de notre société doivent aujourd’hui concilier de nouvelles aspirations personnelles et professionnelles avec leur rôle de repère pour les générations. Au-delà de leur rôle nourricier, elles demeurent des piliers essentiels dans la construction identitaire des enfants, les aidant à se relier à leurs racines tout en s’ouvrant au monde.
Mais les traditions ne sont pas toujours bénéfiques. Lorsqu’elles sont adoptées comme un dogme, une religion ou une doctrine rigide, elles deviennent un frein à l’évolution. Les traditions qui ne s’adaptent pas au tissu social d’une nation ou qui sont utilisées pour accentuer les différences entre les composantes d’une société ne font qu’aggraver les divisions et renforcer la discrimination. Les traditions doivent être suivies et pratiquées comme un marqueur d’appartenance, mais elles ne doivent jamais cacher l’appartenance essentielle à l’humanité. Car, en réalité, la tradition fondamentale de tout être humain est de protéger les plus vulnérables, de se reproduire, d’inventer, d’innover et de respecter son environnement. Ce n’est que lorsque l’homme s’est enfermé dans une appartenance exclusive à des sous-groupes, au détriment de l’humanité dans son ensemble, que ces principes ont été bafoués. Bien sûr, l’humain a toujours cherché à se démarquer et à se rapprocher de ceux qui partagent ses idées et ses façons d’agir. Mais lorsque cette dynamique pousse à privilégier des traditions restreintes au détriment de la tradition humaine commune, elle devient un facteur de division. Il est donc essentiel d’adhérer aux traditions sans aveuglement, tout en conservant comme étoile du Nord les valeurs universelles qui unissent l’humanité.
Je termine par un appel à l’aide ! Il nous reste encore quelques traditions que nous pratiquons, mais elles sont en voie d’extinction. Si nous continuons à suivre l’éducation dictée par les médias et l’influence de nos appartenances politiques antipatriotiques, il viendra un jour où nous n’aurons plus de traditions, et ce jour ne tardera pas. La responsabilité première revient à l’éducation parentale et scolaire. Nous devons réanimer nos traditions, même celles qui nous semblent inutiles. Le but derrière la tradition dépasse la tradition elle-même. Elle est un moyen de protection contre l’inexistence. Ceux qui nous incitent à la pratiquer simplement pour en tirer profit et qui nous poussent à mépriser nos traditions sont ceux-là mêmes qui nous conduisent à l’extinction en tant que peuple. Ceux qui nous invitent à adopter leurs propres traditions sans nous aider à réaliser que les nôtres ne sont ni mauvaises ni absurdes, et qu’elles ne proviennent pas du mode de vie d’un individu ou d’un groupe, mais de générations qui ont forgé notre histoire, ces personnes ne cherchent qu’à effacer notre existence et notre singularité. Si notre tradition émane de Feyrouz et des frères Rahbani, proclamons-le haut et fort. Si notre patrimoine est Gebran et ses mots en arabe, soyons fiers de ce que nous sommes. Si notre patriotisme consiste à aimer le cèdre en tant qu’emblème d’immortalité, annonçons-le fièrement partout où nous allons. Si nous sommes les fils heureux de Qadmous et d’autres Phéniciens, célébrons notre conviction que ce peuple marin nous inspire et nous pousse à aller explorer le monde au-dessus de la mer. Soyons avides de puiser dans notre passé les plus belles habitudes et traditions, et ravivons tout ce qui pourra nous remettre sur la voie du libanisme, car c’est la seule utilité derrière le fait d’avoir une mémoire. Et pourtant, nous agissons toujours, malgré tout, contre notre propre mémoire ! Oui, contre notre mémoire, car nous savons tous en quoi consistent nos traditions, et nous en avons des traces dans nos mémoires, mais nous ne les pratiquons plus, car ce n’est plus à la mode ! Comme si ne plus avoir d’identité était devenu la mode ! Mais même sans mémoire ni mode, regardons les règnes autour de nous… Une abeille ne produit pas le miel parce qu’elle aime son goût. Elle le produit parce que c’est la tradition qu’elle a apprise et qui marque son appartenance au groupe d’abeilles. Pour actualiser la tradition, elle n’a besoin que d’une mémoire élémentaire et d’un fluide vital semblable au sang, circulant dans ce qui joue le rôle de ses veines. Une abeille qui refuse de produire du miel, tout en voulant profiter de la vie en ruche, n’y restera pas. Celle qui renonce son propre sang ne survivra pas aux épreuves de l’existence, livrée à elle-même hors de la communauté. La ruche n’accueille que ceux qui fabriquent le miel ou aident à le fabriquer selon les traditions. Toute autre entité sera livrée aux méandres de la solitude, privée de sang, de sens, de miel, de racines, de protection et de vision !
Chef de service de psychiatrie à l’Hôtel-Dieu de France
Professeur associé à la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph
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