
L’écrivain péruvien et lauréat du prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa. Photo AFP
Il s’est éteint comme il avait vécu : avec panache. Mario Vargas Llosa, titan des lettres hispano-américaines, s’est éteint à Lima à l’âge vénérable de 89 ans, laissant derrière lui une œuvre monumentale, une vie amoureuse romanesque à souhait et l’aura éclatante du dernier survivant d’une génération dorée. À lui seul, il incarnait l’alliance d’une rigueur flaubertienne et d’une ardeur sud-américaine, celle des conteurs inlassables et des rêveurs intransigeants.
Né à Arequipa en 1936, élevé entre la Bolivie et le Pérou par une mère sans père, Vargas Llosa est très tôt initié aux sortilèges des mots, puis confronté à la brutalité de l’Académie militaire de Lima. Il y puisera la matière brute de La ville et les chiens, son premier chef-d’œuvre. Mais c’est à Paris, dès 1959, qu’il devient véritablement écrivain. Il n’a alors que 23 ans, un exemplaire de Madame Bovary en poche, un goût précoce pour les passions compliquées – il vient d’épouser Julia, sa tante par alliance – et une ambition dévorante.
« C’est grâce à Flaubert, confiera-t-il, que j’ai appris la méthode et la discipline. » Dans les cafés de Saint-Germain, les couloirs de l’AFP ou les salles de classe où il enseigne l’espagnol, Vargas Llosa forge sa plume, trempe sa pensée dans le creuset français et écrit ses premiers romans. La France ne s’y trompera pas : elle l’accueille en Pléiade en 2016, l’élit à l’Académie française en 2021 et l’adopte comme l’un des siens, bien qu’il n’ait jamais écrit dans la langue de Molière.
L’intellectuel flamboyant du « boom »
Aux côtés de Gabriel García Márquez, Julio Cortázar ou Carlos Fuentes, Vargas Llosa forme, dès les années 1960, ce que l’on appellera le boom latino-américain. Contrairement à ses compagnons de route, souvent happés par le lyrisme du réalisme magique, lui choisit la précision chirurgicale du roman réaliste, y injectant une critique sociale acérée. La maison verte, Conversation à la cathédrale, La fête au bouc : autant de fresques qui dissèquent les pathologies politiques du continent.
L’homme a la phrase ciselée, le jugement tranchant et l’idéalisme tenace. Pourtant, dans les années 1970, un virage idéologique l’éloigne de la gauche révolutionnaire. L’affaire Padilla à Cuba agit comme une cassure : Vargas Llosa s’éloigne de Castro et embrasse un libéralisme à la Tocqueville. Il devient un critique féroce des populismes sud-américains comme des extrêmes européens, trouvant en Jean-François Revel un alter ego français.
L’œuvre est foisonnante, mais l’homme ne se contente pas des romans. Il se rêve président du Pérou, se lance en campagne en 1990, échoue face à un inconnu nommé Alberto Fujimori et retourne à ses manuscrits.
Sa vie privée, elle, épouse le romanesque. Sa tante Julia d’abord, muse de La tante Julia et le scribouillard, puis Patricia, sa cousine et épouse pendant cinq décennies, « nez retroussé et caractère indomptable ». D’elle, il dira que sans elle, sa vie aurait sombré dans le chaos. Enfin, l’Espagnole Isabel Preysler, star mondaine et ex-femme de Julio Iglesias, fait basculer le romancier dans les pages glacées de la presse people. Il assume cette incursion avec un flegme mordant : « Si c’est le prix à payer pour l’amour, je le paierai. »
Mais nul épisode ne cristallise davantage le mythe que ce coup de poing – littéraire et littéral – donné en 1976 à Gabriel García Márquez. Une amitié brisée par une phrase sibylline : « Ce que tu as fait à Patricia ne se fait pas. » Le reste ? Un pacte de silence que la mort elle-même n’aura pas brisé. Deux géants, une gifle et le mystère, digne des grands drames classiques.
Jusqu’au dernier souffle, Vargas Llosa aura écrit. Son ultime ouvrage, Le regard calme (de Pérez Galdós), est un hommage au romancier espagnol qu’il admirait tant, preuve que même à l’orée de la mort, le feu sacré ne faiblissait pas. Et lors de son discours de réception du Nobel en 2010, il n’évoquait ni la gloire ni la politique, mais Patricia, Flaubert et le miracle de la fiction.
« Les Latino-Américains sont des rêveurs nés », disait-il. Lui fut un rêveur lucide, un conteur méthodique, un homme de lettres éperdument libre. La littérature perd une figure de proue, la France un académicien adoptif, l’Amérique latine une conscience inquiète. Mais ses mots, eux, continueront de veiller.
Et sur sa table de chevet, peut-être trônait encore Madame Bovary, veillant sur lui comme un talisman.
"La France ne s’y trompera pas : elle l’accueille en Pléiade en 2016, l’élit à l’Académie française en 2021 et l’adopte comme l’un des siens, bien qu’il n’ait jamais écrit dans la langue de Molière" Décidément, on n'y comprend plus rien! On peut maintenant être élu à l'Académie sans avoir écrit en français???
10 h 03, le 15 avril 2025