Entretiens Grand entretien

Mario Vargas Llosa : « C'est à Paris que j'ai découvert l'Amérique latine ! »

Mario Vargas Llosa : « C'est à Paris que j'ai découvert l'Amérique latine ! »

© Michel Monsay

Mario Vargas Llosa (né à Arequipa, au Pérou, en 1936) n’est plus à présenter. Dernier écrivain vivant de la génération du boom latino-américain, il a obtenu les prix littéraires les plus prestigieux, comme le Prix Nobel de littérature en 2010, le Prix Cervantès, le Prix Prince des Asturies ou le Prix André Malraux.

Candidat malheureux à l'élection présidentielle péruvienne de 1990, il s'est installé à Madrid et a obtenu la nationalité espagnole. Auteur de plusieurs romans remarquables, dont Conversation dans la cathédrale, La Ville et les Chiens, La Fête au bouc, La Guerre de la fin du monde, il est le premier écrivain étranger à être publié de son vivant dans la Pléiade. Aujourd’hui, il est le seul auteur n'écrivant pas en français à rejoindre l’Académie française. Et pour cause : considéré par le secrétaire perpétuel de l’Académie, Mme Hélène Carrère d’Encausse, comme « un esprit universel, un esprit qui n’a pas de limites », il aura « aidé la culture française plus que beaucoup d’auteurs français ».

Depuis la cérémonie de réception tenue sous la Coupole le jeudi 9 février, au cours de laquelle Daniel Rondeau a pris la parole, Mario Vargas Llosa fait désormais partie des Immortels, scellant ainsi sa longue et intime relation avec la France. 

Pour L’Orient littéraire, Nada Chédid Ziadé l’a rencontré le 2 février dernier dans son appartement parisien.

 

Que représente pour vous le fait d'être élu à l'Académie française ?

Être élu à l’Académie française a été une véritable surprise. Lors d’une visite à Paris, invité par Gallimard à l’occasion de la sortie de mon dernier roman, je reçois un appel de l'écrivain Daniel Rondeau, un ami de longue date que je n’avais pas revu depuis au moins vingt ans. On s’était connus durant mon époque parisienne ; il m’a invité à prendre un café. Au cours de notre rencontre, il m’a raconté qu’il a été élu à l’Académie française, et m’a demandé de me présenter à mon tour pour devenir membre de l’Académie. J’étais stupéfait, mais il m’a dit : « Nous avons fait un sondage, il n’y a eu que deux abstentions, les indications sont très positives » et m’a annoncé que j’étais invité le lendemain à déjeuner chez le Secrétaire perpétuel, madame Hélène Carrère d’Encausse. Je suis allé chez elle dans un appartement qui donne sur la Seine. Elle avait une lettre de candidature toute prête qu’elle m’a fait signer. Le vote a été en ma faveur, et c’est ainsi que je suis devenu, du jour au lendemain, membre à l’Académie française. L’idée ne m’avait jamais effleuré l’esprit !

Vous êtes venu vous installer à Paris à l’âge de 23 ans. Dans quelles circonstances ? 

Durant mon adolescence, la culture française prédominait en Amérique latine. Je lisais à cette époque-là les écrivains français comme Alexandre Dumas, Jules Verne, Victor Hugo, mais aussi Jean-Paul Sartre et Albert Camus.  Je voulais devenir un écrivain français parce que je me suis rendu compte que mon père, avec sa haine pour la littérature, avait peut-être raison. À Lima, c’était complètement ridicule de devenir écrivain ; il n’y avait pas de maisons d’édition et on comptait très peu de librairies. J’ai pris des cours à l’Alliance française et, grâce à un concours de nouvelles de La Revue française, j’ai gagné un séjour d’un mois à Paris. Ce fut un mois merveilleux. Ensuite, je suis allé à Madrid pour faire mon doctorat et je suis revenu en France. La nuit même de mon arrivée, j’ai acheté un exemplaire de Madame Bovary à La Joie de lire, une librairie du Quartier latin, et ça m’a ébloui. J’ai été fasciné dès la première page du roman. Et c’est alors que j’ai décidé d’être écrivain. Flaubert m'a prouvé que la littérature était un style de vie, c’est-à-dire qu’il fallait lui consacrer tout son temps.

 

Parlez-nous de vos débuts littéraires en France ?

J’ai écrit au moins deux romans à Paris, mais aussi des articles et des essais, tout en travaillant à Berlitz, à l’Agence France Presse et à la radio-télévision française pour gagner ma vie. Mon premier roman, La Ville et les Chiens, a connu un succès fou dans les années 60, probablement parce que les militaires à Lima l’ont brûlé. Il a eu pas mal de traductions en langues étrangères et, à ma grande surprise, j’ai commencé à gagner de l’argent grâce à la littérature – ce qui a ajouté à ma détermination de devenir écrivain.

 

À part Flaubert, dans quelle mesure la culture française a-t-elle influencé votre œuvre ?

Son influence a été considérable. À l’époque, la littérature était très riche en France, il y avait le débat entre Sartre et Camus, ils se sont battus avec des arguments assez solides. J’étais pour Sartre, que j'avais lu à Lima de manière systématique, et ce n’est que quelques années plus tard, quand j’ai publié Entre Sartre et Camus, que j’ai pris le parti de Camus. À Paris, j’ai participé avec Sartre et Simone de Beauvoir à un meeting à la Mutualité où il parlait des prisonniers politiques au Pérou. J’étais très ému d’être à ses côtés, ayant toujours voulu être écrivain à sa manière, en œuvrant pour rendre possible le socialisme dans mon pays. Sartre m’a déçu quand, lors d’une entrevue accordée au quotidien Le Monde, il a déclaré à peu près que « les écrivains africains doivent arrêter d’écrire pour créer des sociétés où la littérature est possible ». Je me suis dit alors : « C’est trop tard pour changer de vocation, et si j’ai à choisir entre Sartre et la littérature, je choisirai cette dernière. »

C'est également à Paris que j’ai découvert l’Amérique latine : à Lima, il n’y avait pas d'échanges avec les autres pays. Les Français connaissaient les auteurs latino-américains grâce à la révolution cubaine : on lisait Borges, Octavio Paz, Cortázar, etc. ; c’est là que j’ai découvert aussi que le Pérou était entouré de pays voisins qui partageaient la même situation que lui, et que je pouvais lire et devenir écrivain à la manière de Sartre en dénonçant les problèmes sociaux péruviens.

 

Votre littérature est en effet enracinée dans la problématique sociale et politique du Pérou et d’autres pays. Comment est né cet intérêt ? 

J’ai toujours eu une grande passion pour le théâtre. Très jeune, quand j’étais encore à l’école, j’ai assisté à une pièce de théâtre d'Arthur Miller qui m’a bouleversé. Je m’en suis inspiré pour écrire ma première pièce La Fuite de l’Inca. Cette année-là, je n’ai pas pu m’inscrire au collège militaire ou dans un autre collège à Lima, le délai des inscriptions étant terminé. J’ai demandé à mon père, avec qui j’avais une relation très difficile, de me permettre d’aller à Piura chez mon oncle Lucho, qui était mon préféré de la famille et qui tenait la place de mon père. Il a accepté, probablement pour se libérer de moi. À Piura, j’ai passé une année merveilleuse et c’est à l’école là-bas qu’on a choisi ma pièce et qu’on m’a demandé de la diriger. Cette année-là, deux événements ont réveillé en moi une vocation sociale : le premier était la lecture du livre de Jan Vartin Sans patrie, ni frontières ; le deuxième était la révolution de Paz Estenssoro en Bolivie. Quand j’ai fini l’école, je me suis inscrit à l’Université San Marcos, qui était traditionnellement très à gauche, au grand dam de mes parents qui voulaient que j’aille à l’université catholique. C’est là que j’ai découvert que le Pérou n’était pas qu’un pays de Blancs, mais qu’il y avait aussi les Indiens et les métisses (ou « Cholos »). Dès mon arrivée, j’ai rejoint le Parti communiste qui était un parti clandestin. À l’époque, le Pérou était sous la dictature du général Odría. Un an auparavant, une grève à San Marcos avait été brutalement écrasée par le chef de la police politique, ami du général Odría, considéré comme la deuxième figure importante du pays. C’était un trafiquant de vins, il protégeait Odría, et le faisait très bien. D’une part, c'était un homme brutal ; d’autre part, il était très fin et savait entourer Odría de popularité. J’en ai fait un personnage de mon troisième roman Conversation dans la cathédrale, un livre où j'évoque le Pérou, la situation marginale du pays, et où je montre comment une dictature militaire peut détruire un pays.

Comment expliquer votre transition du communisme au libéralisme ?

J’ai déjà parlé de ma déception vis-à-vis de Sartre à Paris, mais il y a une autre déception qui a joué un grand rôle dans mon évolution politique : la révolution cubaine. Je pensais que la révolution cubaine pouvait rendre compatible le socialisme et la liberté, mais elle s’est transformée en une dictature staliniste. J’ai découvert alors l’immense importance de la démocratie en tant que véhicule pour atteindre les objectifs sociaux. Et que la fin ne justifie pas les moyens. Alors, j’ai commencé à lire quelques auteurs qui m’ont beaucoup influencé, comme Raymond Aron, Isaiah Berlin et Jean-François Revel qui était un grand ami. Quelques années plus tard, à l’époque où j’étais installé à Londres, j’ai été témoin de la grande transformation que la révolution libérale de Margaret Thatcher a provoquée au Royaume-Uni. C'est à cette époque-là que j’ai commencé à lire des auteurs de pensée libérale, tels que Karl Popper, Friedrich Hayek et bien d’autres que j'évoque dans mon livre L’Appel de la tribu.

 

Votre dernier ouvrage, Temps sauvages, paru en français aux éditions Gallimard, est un roman historique sans être un livre d’histoire.  Ce n’est pas la première fois que vous avez recours à ce genre. Quels sont les éléments de l’Histoire qui vous ont particulièrement attiré pour en faire un roman ?

Temps sauvages est un roman qui suit d’une manière assez systématique l’Histoire, parce que j’ai lu tout ce qui a été publié par le département d’État des États-Unis sur le sujet évoqué. C’est une histoire absolument incroyable : si on veut étudier le cas tragique d’Arbenz – président du Guatemala, qui a subi un coup d’État en 1954 –, il faut lire les ouvrages américains publiés par le département d’État, ce même organisme qui est à l’origine de la conspiration contre Arbenz ! J’ai découvert ce cas en lisant différents textes. Arbenz n’était pas communiste, c’est la calomnie la plus monstrueuse, c’était un militaire pas très informé et très enthousiaste à l'égard des États-Unis. Son but était de faire du Guatemala les États-Unis de l’Amérique centrale. N’acceptant pas que les paysans travaillent gratuitement, il a lancé une réforme agraire qui a causé un véritable scandale aux États-Unis, ce qui est stupide. Ils ne comprenaient rien à ce pays latino-américain. Arbenz a nationalisé les terres inexploitées, mais en contrepartie il a très bien payé les propriétaires de ces terres. C’était une opération très honnête et très justifiée à l’époque pour un pays centroaméricain. Il a réparti ces terres parmi les paysans qui n'en avaient pas, mais les propriétaires de ces terres, les latifundistes, conspiraient contre lui et à sa grande surprise, les États-Unis aussi. Ceux-ci ont envoyé au Guatemala l’ambassadeur qui avait été en poste pendant plusieurs années en Grèce où il avait aidé à installer une dictature militaire pour empêcher les communistes de prendre le pouvoir. Il est arrivé au Guatemala avec des instructions très claires : remplacer Arbenz et mettre la main sur le pays. L’ambassadeur, qui ne parlait pas un seul mot d’espagnol, a soutenu Castillo Armas, un militaire obscur. Arbenz pour ne pas provoquer une guerre civile a laissé faire, et je pense que c’était une grande erreur de sa part, parce qu’il avait l’appui de l’armée. À San Marcos, nous suivions le cas d’Arbenz comme un cas tout à fait exceptionnel ; il ne voulait pas le communisme, mais il voulait un régime progressiste qui soutenait les paysans en respectant l’État de droit, ce qui le démarquait des autres régimes d’Amérique centrale. Finalement, huit cents personnes ont été envoyées pour faire le coup d’État, et Arbenz a été humilié d’une manière atroce par le général méprisable qui n’avait aucune ascendance sur l’armée guatémaltèque.

Votre prochain roman qui sort en espagnol en octobre prochain parle de la musique créole péruvienne. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir ce sujet surprenant ? 

J’ai toujours eu un faible pour la valse péruvienne, et j’ai eu l’idée d’écrire un livre en utilisant un pseudo-intellectuel qui n’écrivait que dans des hebdomadaires assez ridicules, pas du tout représentatifs. Mais il avait des idées, il pensait par exemple que la musique – qui, pour la première fois, a été acceptée par tout le Pérou, par les blancs, les Indiens et la classe moyenne – allait devenir une espèce de point de départ pour l’intégration sociale du pays. Mais petit à petit, il oublie ces idées au cours des années qu’il passe en écrivant un livre sur la valse péruvienne… Mais je n'en dirai pas plus, gardons le mystère.

Pensez-vous que ce soit votre dernier roman ?

Oui, je crois que c'est le dernier, parce que ma mémoire n’est plus la même. Or, pour écrire un roman, il faut une très bonne mémoire. Donc j’écrirai dorénavant des essais jusqu’à ma mort !


Mario Vargas Llosa (né à Arequipa, au Pérou, en 1936) n’est plus à présenter. Dernier écrivain vivant de la génération du boom latino-américain, il a obtenu les prix littéraires les plus prestigieux, comme le Prix Nobel de littérature en 2010, le Prix Cervantès, le Prix Prince des Asturies ou le Prix André Malraux.Candidat malheureux à l'élection présidentielle péruvienne de...

commentaires (1)

"Aujourd’hui, il est le seul auteur n'écrivant pas en français à rejoindre l’Académie française. " L'article XXIV du statut de ladite Académie dit la chose suivante: "La principale fonction de l'Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure..." Alors si Richelieu avait su à l'époque que son Académie serait , un jour, ouverte à des Espagnols, il aurait eu certainement une crise d'apoplexie! Mais finalement, de quoi je me mêle? C'est leur Académie, et ils sont libres d'en faire ce que bon leur semble!

Georges MELKI

11 h 48, le 07 mars 2023

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • "Aujourd’hui, il est le seul auteur n'écrivant pas en français à rejoindre l’Académie française. " L'article XXIV du statut de ladite Académie dit la chose suivante: "La principale fonction de l'Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure..." Alors si Richelieu avait su à l'époque que son Académie serait , un jour, ouverte à des Espagnols, il aurait eu certainement une crise d'apoplexie! Mais finalement, de quoi je me mêle? C'est leur Académie, et ils sont libres d'en faire ce que bon leur semble!

    Georges MELKI

    11 h 48, le 07 mars 2023

Retour en haut