Critiques littéraires Critique

Honte et culpabilité : ces fardeaux sans faute

Honte et culpabilité : ces fardeaux sans faute

D.R.

Ce dont nous avons honte, ce qui nous accable de culpabilité, est bien souvent ce dont nous ne sommes pas responsables. Et pourtant, nous en portons le poids  ; sans ce sentiment de responsabilité – aussi irrationnel soit-il –, ni honte ni culpabilité n’existeraient.

La honte et la culpabilité imprègnent le dernier roman de l’italienne Donatella di Pietrantonio, L’Âge fragile, récompensé par les prix Strega et Strega Giovani, équivalents des Goncourt et Goncourt des lycéens. Peu connue hors d’Italie, di Pietrantonio, qui n’a publié son premier roman qu’à 49 ans (en 2011), a rencontré un succès presque immédiat dans son pays natal.

Son style est à la fois si simple et si dense. Si limpide et si incisif. En peu de mots, elle exprime des émotions d’une grande complexité. En quelques phrases, elle donne vie à des personnages d’une intensité saisissante. En moins de trois cents pages, elle relate une histoire qui s’étend sur trois générations. Et tout cela semble se faire sans le moindre effort, comme si son écriture brute, factuelle, n’avait exigé aucun travail d’élaboration – ce qui, au contraire, révèle un labeur acharné d’épuration stylistique.

Ainsi, Donatella di Pietrantonio résout-elle un problème inhérent à presque tous les romans à la première personne, lorsque le narrateur n’est pas un écrivain : pourquoi ce personnage parle-t-il ou pense-t-il comme un écrivain ? Lucia, la narratrice de L’Âge fragile, ne parle jamais comme un écrivain. Son récit est direct, brutal, tranchant, sans fioritures. On croirait l’entendre, tant sa voix semble réelle.

Elle est kinésithérapeute dans un village des Abruzzes, vient de se séparer de son mari et s’inquiète énormément pour sa fille unique, Amanda. Celle-ci, rentrée de Milan où elle étudiait à l’université, ne quitte plus sa chambre, se réveille tard, mange peu et s’enferme dans un mutisme presque total. Lucia, déboussolée, ne sait quoi faire. Elle veut aider sa fille, mais ne sait comment s’y prendre et se sent coupable. Il en a toujours été ainsi : « Élever Amanda a été douloureux. Je ne la comprenais pas, je ne comprenais pas ce qu’elle attendait de moi… Ma fille pleurait et je ne savais pas pourquoi. J’avais la poitrine pleine, mais parfois elle s’en détachait brusquement en criant. Mon lait ne doit pas être bon, me disais-je. J’en faisais perler sur mon doigt et goûtais. Sur sa petite langue, ce que je sentais sucré devenait peut-être amer. »

Mais cette fois-ci, Lucia pense savoir ce qui ne va pas avec sa fille. En effet, un soir à Milan, quelques mois auparavant, Amanda a été victime d’une agression : trois hommes l’ont surprise dans le noir, l’un d’eux lui a assené une grosse gifle sur l’oreille, et son sac lui a été arraché. Cela ne semble pas très grave, mais elle en a été terrorisée, et à présent, Lucia se reproche amèrement de ne pas être allée la rejoindre à Milan.

L’agression de sa fille ravive en Lucia le souvenir d’un drame sanglant survenu près du village, une trentaine d’années plus tôt : deux jeunes touristes avaient été tuées au cœur de la forêt, l’une d’elles ayant été violée. Doralice, la meilleure amie de Lucia, les avait accompagnées lors de leur randonnée  ; elle fut blessée par balle, mais survécut. Ce jour-là, Lucia était partie à la mer sans proposer à Doralice de l’accompagner : culpabilité. Après le drame, Lucia n’avait pas su comment en parler à son amie, et leur relation en avait gravement souffert : culpabilité. Quant à Doralice, elle fut terrassée par la honte et la culpabilité de s’être enfuie en laissant une des touristes en train d’être violée.

La honte et la culpabilité s’abattirent sur tout le village. Une fois le procès terminé, plus personne n’évoqua le drame. Mais à présent, le père de Lucia, un vieux paysan, veut lui léguer un terrain près du lieu de l’ancien double meurtre, un camping délaissé où avaient dormi les deux jeunes touristes. Lucia ne veut absolument pas de ce cadeau empoisonné…

À l’exception du meurtrier et violeur, tous les personnages de L’Âge fragile sont innocents, c’est-à-dire qu’ils n’ont commis aucun tort réel. Et pourtant, leurs âmes sont gangrenées par la honte et la culpabilité. Tel est leur lot, et peut-être le nôtre aussi. Car l’homme est un animal hanté par ces deux sentiments, même en l’absence de faute véritable.

L’Âge fragile de Donatella di Pietrantonio, traduit de l’italien par Laura Brignon, Albin Michel, 2025, 272 p.

Ce dont nous avons honte, ce qui nous accable de culpabilité, est bien souvent ce dont nous ne sommes pas responsables. Et pourtant, nous en portons le poids  ; sans ce sentiment de responsabilité – aussi irrationnel soit-il –, ni honte ni culpabilité n’existeraient.La honte et la culpabilité imprègnent le dernier roman de l’italienne Donatella di Pietrantonio, L’Âge fragile, récompensé par les prix Strega et Strega Giovani, équivalents des Goncourt et Goncourt des lycéens. Peu connue hors d’Italie, di Pietrantonio, qui n’a publié son premier roman qu’à 49 ans (en 2011), a rencontré un succès presque immédiat dans son pays natal.Son style est à la fois si simple et si dense. Si limpide et si incisif. En peu de mots, elle exprime des émotions d’une grande complexité. En quelques phrases,...
commentaires (0) Commenter

Commentaires (0)

Retour en haut