
D.R.
Tout est cosmo-connecté et géométriquement enchaîné chez Spinoza. Ce qui existe n’est que mode, une modification incessante de la seule et unique substance infinie. Cette substance s’auto-produit sans relâche. L’effort, ou conatus, que déploie chaque chose pour persévérer dans son être est à la fois ce qui l’unit au Tout et ce qui l’individue en son sein. L’homme, n’étant pas un « empire dans un empire », ne possède pas une « nature » qui s’exempterait du Tout, pas plus que la substance ne le surplombe, trônant dans un plérôme.
S’imprégnant de cet esprit spinozien, Frédéric Lordon et Sandra Lucbert renouvellent, dans Pulsion : Capitalisme, fascisme et pulsionnalité, la manie deleuzienne de structurer l’œuvre philosophique autour d’un personnage conceptuel, opérateur qui active et dramatise la pensée sans sombrer dans la posture d’un « sujet » ontologisé, ni se figer dans l’embarras du rôle héroïque. « Modus » n’est pas un héros. Il « n’a presque rien d’autre que son imagination » et « construit des mondes et des dieux à partir d’une tétine et d’un berceau ». Son événement fondateur reste sa naissance : le moment où il se détache du lien ombilical qui le reliait à la matrice pour établir une nouvelle connexion, non plus organique, mais rythmique, faite de flux et de réseaux.
Une fois né, Modus se découvre plongé dans une autre forme d’hyper-connectivité : celle du capitalisme. Avant même de se calcifier en fétiche ou de hanter le monde comme spectre, cette hyper-connectivité s’alimente d’un courant souterrain qui traverse les corps, innerve les expressions et agite sans relâche les existences humaines. Ce courant, c’est la pulsionnalité, matrice première de l’hyper-connectivité capitaliste. Tel est l’enjeu majeur de cet ouvrage volumineux – et ce n’est encore que son premier tome –, récit conceptuel écrit à quatre mains, où se conjuguent l’exigence philosophique et l’ambition littéraire dans une hybridité assumée.
Son geste subversif réside dans la réinscription de l’hyper-connectivité capitaliste dans les strates élémentaires de la psyché, plutôt que dans une analyse immédiate des dispositifs cybernétiques et numériques. Or, selon les auteurs, ce fut précisément là la puissance originelle de la psychanalyse, avant qu’elle ne se laisse absorber par l’ordre établi. Celle-ci avait révélé un sujet à double fond : « La psychanalyse nous avait au moins appris à savoir qu’il y a de l’insu. Et revoilà l’insu parfaitement méconnu. »
La psychanalyse fit une découverte essentielle : la pulsion. Mais aussitôt, elle s’égara, multipliant les catégories pulsionnelles là où ne se manifestait qu’une force unique, un flux fondamental qui traverse et relie tout ce qui meut chacun et tous dans l’immense réseau humain. Or, tout ce qui déborde les cadres institués devient objet de polarisation : soit pour capter et exploiter la pulsionnalité dans ses expressions les plus aliénantes, soit pour en dégager les virtualités émancipatrices – et peut-être, ultimement, une possibilité du commun.
Cette réactivation matérialiste et engagée de l’élan psychanalytique s’inscrit ici dans un geste spinoziste. Après tout, pourquoi Spinoza a-t-il proposé une Éthique démontrée selon l’ordre géométrique aux humains ? Parce que rien ne les porte spontanément vers cette connaissance. Parce que les premières idées qui leur viennent à l’esprit sont mutilées. « Comment Modus formerait-il les idées claires et distinctes de ce qui lui est arrivé – alors même que ceci va peser sur toute sa vie ? L’inconscient, c’est cela. »
Freud conçoit l’inconscient comme un réservoir de pulsions refoulées, opérant par déplacement et condensation, se manifestant dans les rêves, les lapsus, et jouant un rôle central dans la formation des symptômes névrotiques. Avec Lacan, l’inconscient cesse d’être une profondeur obscure ; il devient un effet de surface, structuré par la chaîne signifiante. Il n’y a plus d’ « inconscient pur » en dehors du langage, car l’inconscient est langage, il en constitue l’envers. Il échappe au sujet, le travaille à son insu, l’enfermant dans une fracture irrémédiable.
Deleuze et Guattari, dans L’Anti-Œdipe, font émerger un inconscient qui dépasse la simple représentation des désirs refoulés : il devient producteur de réel. Ce n’est plus un théâtre pulsionnel, mais une usine désirante, une force à la fois créatrice et dévastatrice. Chez Lacan, le désir est conçu comme un manque, une quête incessante de l’Autre, toujours déplacée, jamais pleinement satisfaite. En revanche, chez Deleuze et Guattari, le désir se transforme en une puissance immanente, un flot de connexions et d’agencements. « Le désir ne manque de rien. »
Lordon et Lucbert, eux aussi, rejettent la conception de l’inconscient comme réservoir ou théâtre, et refusent de réduire le désir à un manque. Cependant, leur démarche ne se contente pas de prolonger l’Anti-Œdipe ; ils cherchent à dépasser la vision de l’inconscient comme une usine. Pour ces auteurs, « toutes les représentations spatialisantes de la psyché sont profondément fausses ». L’inconscient, en tant qu’instance définie, n’existe pas. En revanche, « il y a de l’inconscient », parce qu’ « il y a de l’insu », cette mécanique invisible où l’automate se croit libre.
C’est ainsi qu’ils inventent leur enfant terrible, Modus, une figure qui incarne, à sa manière, la tension non résolue entre les notions de désir et de pulsion. Cette tension semble être l’un des points de fragilité ou d’aporie qui traverse l’ouvrage, mais c’est aussi ce qui lui confère son caractère de rituel de passage dans l’itinéraire de Modus.
Pulsion : Capitalisme, fascisme et pulsionnalité de Frédéric Lordon et Sandra Lucbert, La Découverte, 2025, 608 p.