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Un juriste poète ? « Droit matrimonial-Successions » et « Les libéralités » d’Ibrahim Najjar

Un juriste poète ? « Droit matrimonial-Successions » et « Les libéralités » d’Ibrahim Najjar

La nouvelle édition de l’ouvrage « Droit matrimonial-Successions »


« Aucun héritage n’est beau. Mais n’est-ce pas survivre un peu ? Non, c’est mourir davantage ».

Diversité, artifices et tiraillements juridiques, ou comment hériter au Liban

La matière des successions est une discipline épineuse du droit privé qui n’est enseignée dans les facultés qu’en quatrième année de licence, une fois que l’étudiant a pu assimiler les règles essentielles des obligations et des contrats. Cette complexité explique le succès depuis 1973, dans le milieu estudiantin, des ouvrages du Pr Ibrahim Najjar, considérés comme le Bescherelle des successions, aussi essentiels que l’est ce célèbre manuel pédagogique à l’étude de la grammaire !

La complexité structurelle de la matière est encore accentuée par le pluralisme du droit libanais : mosaïque de confessions, le Liban est aussi une mosaïque de droits. Et si les Libanais sont unis par les mêmes règles en droit civil et en droit commercial, il n’en est de même ni pour le statut personnel (mariage, divorce, etc.) ni en matière d’héritage. Ainsi, du fait de la coexistence de plusieurs communautés religieuses, les mariages dits « mixtes » sont nombreux, posant des problèmes juridiques pointus en cas de séparation des époux.

Ces problèmes sont rendus plus ardus encore par l’absence de mariage civil, même facultatif, en droit libanais, forçant les époux à se marier civilement à l’étranger, afin d’échapper aux contraintes de leurs communautés religieuses. Lorsqu’il arrive au couple de se marier, par la suite, religieusement dans son pays de naissance – par conviction sincère ou parce que la cérémonie solennelle est plus belle ! – les choses se compliquent : les tribunaux communautaires peuvent alors se saisir du litige, avec pour effets des tiraillements entre tribunaux civils et tribunaux religieux.

De plus, beaucoup de Libanais ayant choisi de vivre à l’étranger, cela a eu pour effet naturel des mariages avec des étranger(e)s, ou du moins, des unions conclues à l’étranger. Il en résulte un enchevêtrement des systèmes juridiques applicables et des conflits de lois et de compétence des tribunaux relevant du droit international privé. Cela sans compter la nécessité pour le magistrat libanais d’appliquer et d’interpréter des lois étrangères et des règles qui ne sont pas les siennes ! Plus généralement, il y aurait, pour les juges, une nécessaire adaptation à des habitudes de vie sociologiquement différentes de celles ayant cours dans notre pays (pacs, mariages entre personnes du même sexe, PMA ou procréations médicalement assistées, etc.).

Le droit libanais des successions se doit aussi d’affronter de nombreux déguisements, notamment la pratique des procurations post-mortem valant legs déguisé, sans compter l’évasion fiscale, la fraude et la simulation, ainsi que « les divorces à la libanaise » – selon la terminologie de l’auteur – dans lesquels un époux change de religion dans le seul but d’épouser un autre que son conjoint !

Enfin, une disparité des règles successorales selon la confession des citoyens est toujours de droit positif : si les non-musulmans étaient auparavant soumis au Chareh musulman ; depuis la loi du 23 juin 1959, ils disposent, tous rites confondus, d’une loi civile qui leur a notamment assuré l’égalité successorale entre hommes et femmes. Les confessions musulmanes, quant à elles, restent soumises, pour leurs successions, au Chareh, avec la persistance de la règle d’après laquelle « les hommes perçoivent le double de la part successorale des femmes ». Cette dualité de traitement n’est pas faite – on en conviendra – pour favoriser le mythe tant vanté de l’unité nationale… La tâche est encore compliquée par l’existence de différences de régimes parfois notables entre les divers rites de l’islam, sunnite hanafite, chiite jaafari et druze.

Les ouvrages du Pr Najjar : un recours salutaire

C’est à ce faisceau de questions ardues que s’est attaqué le professeur Najjar dans la sixième édition de ses deux ouvrages :

- le premier, qui date de 2025, Droit matrimonial-Successions, traite, en premier lieu, du droit patrimonial de la famille. Même si, à l’inverse de la personne, la famille n’est pas reconnue par le droit comme une entité juridique titulaire de droits, l’auteur justifie cette appellation par le fait que, suivant les termes de Louis Boyer, « malgré la poussée individualiste qui n’a cessé de s’affirmer depuis le début du XIXe siècle, subsiste l’idée qu’au-delà du droit de propriété de l’individu, la famille a sur ses biens, une sorte de droit éminent, une vocation à les recueillir ». Ainsi, la famille reste dotée d’une dimension sociale et économique substantielle, d’autant que c’est en son sein que naissent les dissensions au moment du partage des biens.

L’ouvrage traite, en deuxième lieu, des deux formes de succession : celle testamentaire fondée sur un testament du « de cujus » dans lequel il exprime ses préférences et ses dernières volontés, et celle dite légale, réglée par les dispositions de la loi, en l’absence d’une volonté du « de cujus » de « faire autrement ».

À noter que dans ce volume, l’auteur ne manque pas de traiter de la question délicate des droits successoraux des enfants illégitimes, naturels, adultérins ou incestueux. Le problème oppose, en effet, les principes conservateurs de l’ordre public familial libanais, favorable à la famille légitime, à la Convention des Nations unies de 1989 à laquelle le Liban a adhéré en 1990, favorable à une protection prioritaire des droits des enfants.

- le second ouvrage, datant de 2020, est intitulé Les Libéralités : ce terme à la fois concis et significatif a été avancé par Ibrahim Najjar en lieu et place de l’expression anciennement usitée en droit de « dispositions à titre gratuit » et a été depuis adopté, comme tel, par l’ensemble des juristes francophones.

L’auteur traite dans ce traité, non seulement des libéralités testamentaires, mais aussi des divers types de donations et des problèmes pratiques qu’ils posent : cela englobe, par exemple, la dot et les cadeaux d’usage faits à l’occasion de certains événements familiaux, tels que les fiançailles ou le mariage : font-ils ou pas partie de la succession ? Plus généralement, l’auteur examine les conditions de validité des donations et la possibilité pour le donateur de revenir sur sa décision et de les révoquer, par exemple, en cas d’ingratitude de la part de la personne gratifiée. Enfin, y sont aussi traités les rapports de la donation avec la succession du donateur : fait-elle partie de l’héritage ? Faut-il la défalquer de la part successorale de la personne gratifiée ?

Un contenu riche et ouvert au droit comparé

La jurisprudence – définie comme étant l’ensemble des décisions des tribunaux dont se dégagent des principes juridiques – est, on le sait, l’expression du droit vivant. C’est, en effet, à travers les litiges, les procès et les décisions des juges que la règle de droit est comprise, interprétée et appliquée. Cette application est, bien entendu, évolutive dans le temps, en fonction de la transformation des mœurs et des mentalités, de celle des théories juridiques et des nouvelles technologies. Ce caractère changeant, sensible à l’air du temps et aux tendances du moment de la jurisprudence, a même fait dire, dès 1908, à Charles Dumercy, dans son ouvrage Blasphèmes judiciaires : « Les recueils de jurisprudence sont aussi nécessaires que les journaux de mode ! »

Les deux ouvrages du Pr Najjar font naturellement la part belle à la jurisprudence tant française que libanaise, même si les événements que le Liban a connus ces cinq dernières années, ainsi que l’épidémie mondiale de Covid-19, ont pu ralentir, voire paralyser le travail des tribunaux, empêchant, de ce fait, une mise à jour complète des décisions judiciaires. On pourrait aussi souhaiter que les prochaines éditions comprennent un index chronologique ou une thématique des décisions jurisprudentielles, ce qui faciliterait la recherche aux praticiens du droit.

Dans ces deux ouvrages, les développements ne sont nullement limités au droit libanais : ils englobent aussi les droits des pays du Proche-Orient et le droit français, avec des éclairages sur les législations européennes et anglo-saxonnes. La tâche – insurmontable pour tout autre juriste – est familière à l’auteur puisqu’il a longtemps enseigné la matière des successions et des libéralités.

La mise à jour des ouvrages de droit libanais est, en effet, une nécessité à laquelle se soumet périodiquement, pour notre plus grande satisfaction, le Pr Najjar, mais que d’autres auteurs d’ouvrages de droit n’ont pas toujours la possibilité de respecter. De ce fait, les juristes se retrouvent souvent devant des ouvrages obsolètes, exposant des théories dépassées, contredites par les décisions récentes des tribunaux et par les avancées et les réformes juridiques opérées par le droit français et les autres systèmes juridiques occidentaux.

Les deux récents ouvrages d’Ibrahim Najjar se situent précisément dans cette volonté d’ouverture au droit étranger et d’esprit réformiste visant à adapter le droit aux évolutions sociologiques de la famille au Liban. De nombreux passages consacrés tantôt aux « caractéristiques de la famille libanaise », justement qualifiée de « famille généralement conservatrice », et tantôt à « la sociologie du droit de la famille » témoignent, en effet, d’une approche sociologique du droit successoral, tout à fait pertinente en la matière.

Déjà, dans l’avant-propos de Droit matrimonial-Successions, l’auteur donne le ton : son approche du droit successoral n’est pas, ne saurait être semblable à celle des autres branches techniques du droit, du fait de l’imbrication de la matière dans les mystères de la fin de vie, le sens de l’existence et le désir de pérennité des hommes au-delà de l’au-delà. En attestent ses développements sentimentaux, voire poétiques, sur la mort « au cœur de la vie et… qui saisit le vif… Il faut hériter de ses parents, continuer la personnalité du défunt. La nature a horreur du vide ; le droit aussi. Il faut préparer l’après, la survie, une forme de pérennité, comme une partition à exécuter plus tard… ».

Sa plume ne manque cependant pas d’une lucidité teintée d’humour lorsqu’il évoque les réformes françaises : « La notion d’égalité acquise de haute lutte par la Révolution française a rendu l’âme aux dieux de la fiscalité » ; ou encore les transformations des rapports familiaux : « Les familles sont recomposées à souhait, parce que vivre longtemps avec un même conjoint devient une aventure rare. Époque d’effritement de la notion traditionnelle de la famille, du recul de la morale et des fidélités conjugales, du métissage de la société, de la culture du virtuel et du technologique. » Et cet amateur d’art de se demander si, en l’état des choses, il est encore possible de maintenir les mêmes règles juridiques, « ce serait, en transposant, comparer Rothko, Bastiat ou Richter à El Greco, Rubens ou Le Titien ! ».

Pour autant, l’auteur ne se contente pas de vœux pieux. Puisant dans son expérience à la fois de praticien du droit et d’enseignant universitaire, il lance une initiative législative de taille : en effet, son premier volume comprend, en annexe, un projet de réforme d’ensemble de la loi civile de 1959 sur les successions des non-musulmans.

Ce projet, achevé en 2011, a été agréé par la commission des lois du Parlement. Même si, comme le disait Portalis dans son Discours préliminaire sur le projet de Code civil, « il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même », il reste à espérer que ce projet de réforme sera examiné par la Chambre, un « toilettage » législatif s’avérant, en l’espèce, indispensable.

Des hommages prestigieux

Certes, ces deux ouvrages ne sont pas des livres grand public ! Le jargon juridique y étant roi, ils s’adressent à des juristes chevronnés, rompus aux arcanes des successions et, qui plus est, avertis des différences – souvent notoires en droit libanais – entre communautés musulmanes et communautés chrétiennes.

Il ne faut cependant pas croire que la dimension de l’œuvre soit purement technique : l’auteur exprime ses convictions avec des mots empreints de sagesse juridique, d’un certain sens des réalités, d’humanisme et d’attachement aux libertés fondamentales : « L’interprétation de la règle de droit obéit à une finalité : on ne peut la réduire à une lecture exégétique et littérale… La règle de droit doit servir de source de richesse et d’épanouissement de la personne, dans son éminente dignité et ses besoins fondamentaux… Nos magistrats, comme le législateur, devraient aborder la matière si particulière du droit patrimonial de la famille en se laissant imprégner par ces faits sociaux, plutôt que considérer le droit comme une mécanique de la logique pure. »

Cette sixième édition de ces deux manuels de droit ne manque pas de panache. Rédigés par un auteur chevronné, avocat, professeur émérite à l’Université Saint-Joseph, correspondant du Dalloz et des plus grandes revues juridiques françaises, ancien ministre de la Justice, auteur de plusieurs projets de lois sur les droits de l’homme, vice-président de la « Commission internationale contre la peine de mort » et membre de la Commission chargée de la réforme constitutionnelle de 1992, ils ne peuvent que figurer, en bonne place, dans la bibliothèque de tout juriste digne de ce nom.

C’est ce que l’on peut lire sous la plume de deux éminents enseignants français de la faculté de droit de l’USJ, bien connus de tous les juristes libanais qui y ont poursuivi leurs études de droit :

- le premier est Louis Boyer, grand connaisseur du droit libanais et ami indéfectible du Liban, dont nous reprenons ici les mots toujours vivaces, pourtant rédigés en 1973, dans sa préface à la première édition des Libéralités : « M. Ibrahim Najjar développe une pensée juridique des plus fermes, qui dans l’analyse et la discussion réunit tout à la fois subtilité et vigueur… Aussi est-ce avec une joie particulière que nous présentons aujourd’hui au public cet ouvrage appelé à devenir un grand classique. »

- le second est Pierre Catala, grand ami du Liban et coauteur avec André Gervais, du fameux Le Droit libanais, ouvrage de référence pour tous les juristes libanais, paru en 1965, mais ayant vaillamment résisté au passage du temps. Ses mots rédigés dans la préface à la deuxième édition des Successions, parue en 1997, près d’un quart de siècle après la première, ne disent pas autre chose : « Nous formons pour ce livre plein de sagesse le vœu augural qu’il soit reconnu parmi les œuvres qui honorent leur auteur et servent la cause du droit. »

Ce ne sont pas nous, les anciens étudiants du professeur Najjar, ses ex-assistants, puis ses heureux collègues qui démentirons ces avis autorisés et ces paroles avisées…

Professeure à la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

« Aucun héritage n’est beau. Mais n’est-ce pas survivre un peu ? Non, c’est mourir davantage ». Diversité, artifices et tiraillements juridiques, ou comment hériter au LibanLa matière des successions est une discipline épineuse du droit privé qui n’est enseignée dans les facultés qu’en quatrième année de licence, une fois que l’étudiant a pu assimiler les...
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