Depuis son indépendance de la colonisation française, le Liban a traversé des turbulences politiques, des conflits armés et des crises économiques majeures. Ces épreuves suscitent un questionnement profond et intuitif parmi les Libanais : « Et si le Liban était resté sous la tutelle française, ne serions-nous pas aujourd’hui dans une situation politique, économique et sociétale meilleure ? » Bien que cette question ne puisse jamais être testée pour recevoir une réponse définitive, elle pourrait être abordée à travers une analyse rationnelle de probabilités, à l’instar du pari de Pascal, servant de guide pour en tirer des conclusions.
Dans un contexte d’incertitude métaphysique sur l’existence de Dieu, Blaise Pascal propose une approche pragmatique pour faciliter la prise de décision face à un concept abstrait. Pour Pascal, il est rationnel de parier sur l’existence de Dieu. Si Dieu existe et que nous croyons en lui, nous gagnons le paradis ; s’il n’existe pas, nous ne perdons que quelques sacrifices terrestres. En revanche, si nous n’y croyons pas et qu’il existe, nous risquons la damnation éternelle, tandis que s’il n’existe pas, nous ne perdons rien. Pascal conclut que, face à l’incertitude, il est rationnel de « parier » sur l’existence de Dieu. Il s’agit en effet d’une méthode logique et, d’une certaine manière, intelligente, permettant d’aider les individus à dépasser leur attachement émotionnel à leurs idées préconçues concernant la présence ou l’absence de Dieu.
Dans une réflexion inspirée du pari de Pascal, on peut appliquer ce raisonnement à la présence ou à l’absence de la France au Liban en examinant les conséquences possibles de ces deux situations. Si la France restait, deux scénarios se dessinent : soit elle établirait un modèle républicain stable et prospère, offrant des avantages considérables au Liban tout en limitant son autonomie ; soit ce modèle échouerait, entraînant frustrations et pertes modérées, avant de mener, un jour, à la proclamation de l’indépendance. À l’inverse, un départ prématuré de la France avant l’instauration d’une République stable – comme ce fut le cas en 1943 – plongerait le pays dans l’incertitude : les Libanais pourraient soit bâtir un État autonome et moderne, soit sombrer dans une spirale de chaos et de divisions, comme en témoigne la situation actuelle. En somme, parmi toutes ces éventualités, la plus sûre reste celle où la France maintient sa présence jusqu’à l’établissement d’une République stable et prospère. Puisque cet objectif n’a jamais été atteint, il semblerait rationnel, d’un point de vue exclusivement probabiliste, que la France devrait prolonger son influence au Liban, sous des formes adaptées aux différentes époques.
Ce qui importe le plus aujourd’hui, dans cette tentative d’analyse probabiliste, est de comprendre l’état psychologique du peuple libanais en 1943 afin d’en tirer des enseignements. Un puissant élan émotionnel, porté par des slogans patriotiques et nationalistes, a probablement influencé la population de l’époque, rendant plus difficile une approche strictement rationnelle fondée sur le calcul des probabilités. Ces émotions peuvent être illustrées par quelques points, bien qu’il s’agisse d’une énumération spéculative et subjective ne comptant pas sur des études scientifiques.
Le premier effet émotionnel réside dans la quête du sentiment d’avoir une marge de manœuvre face à une situation contraignante. Les êtres humains ont une tendance naturelle à revendiquer leur autonomie dans des contextes où celle-ci est limitée. Après des années de présence française, le peuple libanais aspirait légitimement à prendre en main son destin. Cependant, la transition vers l’indépendance aurait pu s’accompagner d’un processus plus graduel, facilitant une consolidation des institutions étatiques.
Le deuxième effet émotionnel est lié au sentiment de compétence et de capacité à réussir là où d’autres, plus expérimentés, ont échoué. Comment les Libanais ont-ils pu se sentir prêts à établir un État stable sans en avoir l’expérience ? Probablement parce qu’ils percevaient la présence française comme un frein plus qu’un soutien. Cette perception les a conduits à sous-estimer les défis et à croire en leur capacité de construire un État. L’enjeu n’était peut-être pas tant d’écarter toute influence étrangère que d’affirmer une souveraineté qui, aux yeux de nombreux Libanais, devait s’exercer sans contrainte extérieure.
Le troisième effet émotionnel est celui en relation avec l’inférence arbitraire, qui consiste à attribuer des responsabilités à des entités qui n’en sont pas les véritables causes. Il s’agit d’un phénomène au niveau du jugement servant à se déculpabiliser face à un échec potentiel. Plutôt que de critiquer la colonisation dans son ensemble, il aurait fallu s’attaquer aux véritables problèmes : la discrimination, le manque de consensus national, l’absence de vision commune pour le Liban, le défaut d’orientation claire de son identité et l’absence de laïcité dans sa gouvernance. En imputant exclusivement aux Français la source des souffrances libanaises, on cherchait à s’innocenter de nos propres responsabilités. Cette tendance à la victimisation, en désignant un coupable extérieur, nous a détournés des vrais combats, comme la création de fondations solides pour une République libanaise.
Enfin, le quatrième effet émotionnel est lié à l’effet de masse. En psychologie collective, il est bien établi que, dans des situations où des décisions rapides sont nécessaires, la majorité suit instinctivement le choix dominant, même si tous les signes indiquent qu’il s’agit d’une mauvaise option. En 1943, une vague d’émotions a probablement submergé le peuple, empêchant une réflexion rationnelle et probabiliste. Ceux qui, à l’époque, prônaient des alternatives telles qu’une stratégie de négociation avec les Français ont sans doute été marginalisés par l’élan collectif en faveur d’une quête immédiate d’indépendance.
Lorsqu’une nation voit le jour, il est impératif de lui offrir tout ce qui est nécessaire pour qu’elle survive et prospère. La vie d’une nation dépasse largement celle d’un individu. Dans le développement d’une nation, il est essentiel de dépasser les intérêts personnels des individus et ceux de groupes restreints afin de répondre au bien commun de l’ensemble du peuple, y compris des générations futures. Une nation peut, à certaines étapes de son parcours, incarner des aspirations touchant à l’échelle même de l’humanité. Le Liban, en tant qu’idée et entité, existait bien avant la proclamation du Grand Liban par les Français et bien avant les émotions ressenties par les Libanais menant à la demande de leur indépendance. Le Liban continuera d’exister bien après 2025 bien qu’il soit différent en forme et en contenu du fait du principe de non-
infinité de toute existence sur Terre. Cependant, l’année 1943 aurait pu marquer un tournant vécu différemment…
Aujourd’hui, la leçon apprise depuis notre indépendance trouve une résonance particulière avec les nouvelles formes de tutelle que nous témoignons dans notre pays. En cette occasion, rappelons-nous de points essentiels nous servant de fil conducteur dans nos actions futures. L’instauration de la République par l’État français n’est pas équivalente à la confirmation de la présence de Dieu. La République, en soi, n’est pas le paradis éternel ! Une indépendance prématurée n’est pas une perte qui nous poursuivra indéfiniment mais les opportunités perdues aujourd’hui de développer une nation pourraient constituer une perte éternelle pour le Liban tel qu’il avait été imaginé dans le cadre du « pari » de Paris ! La morale de l’histoire du Dr Victor Frankenstein nous apprend qu’une créature artificielle, réalisant qu’elle était incapable de survivre dans un monde auquel elle n’appartenait pas, s’est un jour retournée contre son créateur. Il s’agit d’une forme de réponse aux exigences de la sélection naturelle. Le Grand Liban s’est peut-être emporté dans la revendication de son indépendance contre la France, dans le cadre de cette même lutte existentielle ? J’oserais, dans ce contexte, suggérer que si cette entité qu’est le Grand Liban s’avoue non viable, et que l’on découvrait alors que ce dieu éternel que constitue la République stable dans notre pays n’existe pas, cela porterait paradoxalement l’espoir d’une renaissance. En effet, la mort porte parfois en ses entrailles une forme d’espoir, surtout lorsqu’elle annonce la dissolution d’un corps mosaïque, façonné par son créateur dans la douleur et l’anarchie !
Rami BOU KHALIL, MD, PhD
Chef du service de psychiatrie à l’Hôtel-Dieu de France
Professeur associé à la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph
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