
Le Premier ministre libanais Nagib Mikati reçu par le nouveau dirigeant syrien Ahmad el-Chareh, à Damas, en Syrie, le 11 janvier 2025. Photo d’archives AFP
Le 11 janvier 2025, lors de sa rencontre avec un responsable officiel libanais, le Premier ministre sortant Nagib Mikati, à Damas, le nouveau dirigeant syrien par intérim Ahmad el-Chareh a mis en avant une question économique cruciale : le sort des dépôts syriens bloqués dans le système bancaire libanais. En les associant implicitement à la question du retour des réfugiés syriens, il a souligné l’interdépendance complexe entre les deux nations, tout en laissant entrevoir de nouvelles dynamiques. Est-ce enfin le début d’une coopération économique structurée entre Beyrouth et Damas, ou s’agit-il d’un nouvel épisode de tensions voilées ?
La relation entre le Liban et la Syrie a toujours été marquée par une dualité : une proximité géographique et humaine évidente, mais aussi des divergences politiques et économiques profondes. L’histoire des échanges entre les deux pays témoigne d’une complémentarité sous-jacente, entravée par des conflits d’intérêts, des différences de gouvernance et des événements historiques qui ont parfois renforcé les liens, et parfois creusé le fossé.
Deux trajectoires opposées
Dès leur indépendance, le Liban et la Syrie ont suivi des voies économiques radicalement différentes. Le Liban a misé sur un modèle libéral, s’ouvrant aux capitaux étrangers, au commerce et aux services, tandis que la Syrie s’est engagée sur la voie d’une économie dirigée, marquée par l’interventionnisme de l’État, la nationalisation des entreprises et une politique protectionniste. Cette divergence a façonné les interactions économiques entre les deux pays. Dans les années 1950 et 1960, de nombreux entrepreneurs et banquiers syriens, fuyant les restrictions imposées par leur gouvernement, se sont installés au Liban, contribuant au « miracle économique libanais ». Beyrouth s’est alors affirmée comme un centre financier, commercial et médical de premier plan au Moyen-Orient. À l’inverse, la Syrie, minée par une instabilité politique récurrente et une orientation économique rigide, peinait à décoller. Son modèle, basé sur un secteur primaire dominant (30 à 35 % du PIB), une industrie en développement contrôlée par l’État (15 à 20 % du PIB) et un secteur tertiaire limité (25 à 30 % du PIB), la rendait peu compétitive face à un Liban dynamique et flexible.
Malgré cet écart et des relations politiques souvent tendues, les économies des deux pays sont restées interconnectées, notamment à travers la main-d’œuvre syrienne dans les secteurs du bâtiment, de l’agriculture et des services, le commerce transfrontalier et l’usage du système bancaire libanais. Toutefois, la domination politique syrienne sur le pays du Cèdre entre 1976 et 2005 n’a pas favorisé de véritables synergies économiques. Plutôt que d’encourager des accords bilatéraux structurés, le régime syrien a surtout profité du Liban comme d’un levier financier et commercial. De nombreux échanges se faisaient de manière informelle, échappant aux réglementations officielles. Les industriels syriens, au lieu de chercher des débouchés au Liban, privilégiaient d’autres marchés régionaux. En 2005, après le retrait des troupes syriennes, la tension politique a empêché toute réforme des relations économiques entre les deux pays.
L’impact de la guerre syrienne
L’éclatement de la guerre en Syrie en 2011 a eu des conséquences dramatiques pour les deux économies. En Syrie, le conflit a détruit les infrastructures, affaibli la production et provoqué un effondrement de la monnaie. De son côté, le Liban a subi de plein fouet les répercussions du chaos syrien. L’un des premiers chocs a été l’afflux massif de réfugiés, avec un ratio par habitant le plus élevé au monde. Cette crise humanitaire a eu un impact économique considérable : les infrastructures, déjà fragiles, ont été mises sous pression, le marché du travail a été déséquilibré par une main-d’œuvre bon marché en concurrence avec les travailleurs libanais, et les services publics, notamment dans l’éducation et la santé, ont été saturés. Selon la Banque mondiale, entre 2012 et 2018, la crise des réfugiés a coûté au Liban près de 13 milliards de dollars en pertes de production économique. Par ailleurs, malgré le versement d’aides internationales en devise liées à la présence des réfugiés, le conflit syrien a aussi eu un impact négatif sur la croissance économique et l’évolution des dépôts dans les banques commerciales. De plus, il a perturbé les échanges commerciaux et la circulation des marchandises. La fermeture de certaines routes et l’instabilité aux frontières a rendu plus coûteuses les importations et les exportations. Le port de Beyrouth a été largement utilisé par la Syrie pour contourner les sanctions internationales, ce qui a creusé le déficit commercial libanais et accru la pression sur les réserves en devises étrangères sous un régime de taux de change fixe. Ainsi, si la crise économique et financière libanaise de 2019 n’a pas été provoquée par la situation syrienne, celle-ci a certainement joué un rôle aggravant.
Vers un renouveau ?
Alors que la Syrie amorce un virage vers un modèle économique plus ouvert, le Liban peine encore à se relever de sa crise financière. L’annonce par les autorités syriennes de leur volonté d’introduire des réformes libérales pourrait ouvrir la voie à une coopération économique plus équilibrée entre les deux pays. Cependant, plusieurs questions demeurent en suspens. La Syrie pourra-t-elle réellement mettre en place un modèle libéral sans heurts, après des décennies d’économie centralisée ? Le Liban
parviendra-t-il à mener les réformes nécessaires pour stabiliser son économie et restaurer la confiance des investisseurs ? Et surtout, les relations politiques entre les deux pays permettront-elles d’envisager un cadre économique structuré, basé sur des accords bilatéraux solides et transparents ? Les opportunités de coopération sont nombreuses : reconstruction des infrastructures syriennes avec une expertise libanaise, relance des échanges commerciaux, investissements conjoints dans des secteurs stratégiques comme l’énergie et les transports et intégration progressive des économies à travers des réformes coordonnées.
Mais ces opportunités risquent d’être compromises par les tensions politiques persistantes, les rivalités régionales et l’influence des acteurs internationaux, notamment les États-Unis et les pays du Golfe, dont les positions sur la Syrie restent prudentes. Reste à voir si les dirigeants de Beyrouth et Damas sauront les saisir ou si les vieux schémas d’opposition et de méfiance continueront de dicter l’avenir des relations libano-syriennes.
Par Rola RIZK-AZOUR
Économiste et consultante.