En cette quatrième commémoration de l’assassinat de Lokman Slim, dimanche 2 février 2025, la salle au Seaside Arena est comble. Cela me surprend, positivement, ça me remplit. Dignes, courageuses, battantes, Monika Borgmann et Rasha Al Ameer, épouse et sœur de Lokman, poursuivent le combat, inlassables. Suspendue à leurs lèvres, la salle bat au rythme de l’émotion, du respect, d’une sourde colère aussi.
Nous sommes là, comme nous l’avons été depuis des décennies, engagés chacune et chacun à sa façon, contre la machine syro-iranienne de déshumanisation des êtres et de leur chosification. C’est cet engagement qui a fait que mon chemin avait croisé, un jour, celui de Lokman Slim, puis plus tard celui de Makram Rabah et de toutes les autres personnes présentes ce soir-là. Quel plaisir de les retrouver toutes et tous fidèles, comme nous l’avons été chacune et chacun face à ces autres rendez-vous qu’a imposés l’histoire tragique de tentatives d’assassinat du Liban par toute une série de crimes politiques, de liquidations, d’actes d’intimidation, de répression, de paralysie de l’appareil judiciaire, de déformation du travail de mémoire et de vérité. Le sentiment de dissonance généré, la douleur, le sens de la justice et la bataille pour l’État de droit font de nous, avec toute la diversité et la multidisciplinarité de nos parcours, une famille politique unie. Pourtant, malheureusement, ce qui constitue notre richesse nous transforme aussi en cibles potentielles.
Je revois Monika et Rasha, belles, dignes, maquillées, colorées en dépit de leur immense deuil. Je revois Salma Merchak, la maman de Lokman, dans un des documentaires diffusés, belle et riche de sagesse, de pensées, de culture. Je revois leurs immenses bibliothèques, leurs milliers de livres, les tonnes d’archives sauvées et sauvegardées par Monika et Lokman pour le travail de mémoire. Je revois le jardin de leur maison, beau, apaisant. Je pense à leur famille composée d’un beau melting-pot de nationalités, de religions et de cultures différentes. J’entends Rasha affirmer que le sang de Lokman continuera à « bouillir » en elle tant que ses assassins ne seront pas traduits en justice. Nous levions nos verres en gage de la poursuite du combat pour une justice qui sera accomplie un jour, en pensant que Lokman aurait dû être présent pour témoigner de la chute du régime syrien et l’élimination des cadres du Hezbollah. Cependant, comme nous le constatons douloureusement aujourd’hui, si le Hezbollah est affaibli, il n’est pas encore achevé.
Par ailleurs, sur un autre volet, je revois les gens du Hezbollah, recrutant les futurs « martyrs », faisant la propagande de la guerre, l’apologie de la mort, acclamant et glorifiant les personnes tuées, prohibant la musique, la diversité de pensée et de réflexion, brandissant leurs indexes menaçants. J’ai toujours dans les oreilles les cris de haine des gens du Hezbollah lâchés contre nous dans la rue, contre le 17-Octobre, contre la justice pour les victimes de l’explosion du 4-Août, contre les gens habitant les régions qui les ont accueillies pendant la guerre contre Israël que leur parti a déclenchée en octobre 2023. Gronde en moi aussi les échos des assassinats impunis, les noms des militants assassinés, le goût amer de la liquidation des personnes chargées des enquêtes pour mettre en lumière les crimes perpétrés. Effacement des preuves, effacement du crime. Comme l’effacement du crime de l’exécution, en février 2021, de Lokman Slim. Quatre ans plus tard, en février 2025, le dossier est décrété classé par la justice libanaise ! Nauséeux « jugement » ! Atroce et affolante impunité. Jusqu’à quand les interférences politiques qui transforment les procès au Liban en une douloureuse mascarade ? Jusqu’à quand vont jaillir en nous les échos des cris de terreur des personnes tuées, car punies pour leur droit d’accès à l’information, sanctionnées pour leur « trop de liberté » de penser et d’expression ?
Par devoir à l’égard de la mémoire de Lokman Slim et des autres citoyens libanais tués mais aussi par respect pour nos âmes torturées, nous survivants qui portons en nous les impacts et les éternels dommages psychologiques des crimes politiques perpétrés, j’appelle le président de la République Joseph Aoun et le Premier ministre Nawaf Salam à ne plus composer avec nos assassins, à ne plus en faire des partenaires politiques ! Je les appelle à oser enfin trancher ! Mais que craignez-vous donc, alors que l’échiquier politique actuel du Proche-Orient est favorable à l’application de la 1559 et au démantèlement, même politique, de la milice pro-iranienne autoproclamée « Résistance » ainsi que les autres factions armées présentes sur le sol libanais ? Que le démarrage de ce nouveau mandat se produise, non pas sous les auspices d’une complicité préjudiciable au travail de vérité, de mémoire, de justice mais en faveur du rétablissement de l’État de droit au Liban. L’histoire en sera juge ! Faites que ce jugement vous soit favorable ! Contre la pulsion de mort, de blocage et de destruction, sévissez ! Que votre mandat soit porteur de vie, de justice rendue et de productivité professionnelle, institutionnelle, nourricière ! Qu’il soit porteur d’un Liban libre et souverain ! Pour nos morts tués, pour nous, pour le Liban et des matins nouveaux…
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.