
D.R.
Appartenir s’ouvre et se referme dans un bloc opératoire. Le temps s’y liquéfie, s’évapore, et fraie le chemin vers l’immensité de la mémoire. Les mots dénouent au fur et à mesure la possibilité de la rencontre avec l’impossible, par les voies mystérieuses du renoncement, de l’abandon et de l’amour. Vie et mort sont pareillement conviées. L’asepsie et la contamination aussi.
« Des quatre qui m’ont délivrée/ dont je n’ai pu voir que les yeux/ et dont les voix, et les accents/ m’ont maintenue, avant et dans le bloc/ — des quatre, celui qui donnait le sommeil/ le préparait/ m’a parlé/ était grec/ (…) Comme c’est étrange/ avec ce lui/ que je l’aie retrouvée/ ici/ qu’elle m’ait bercée/ au seuil du non/ au poids de la lignée. »
Anna Ayanoglou se trouve dans le bloc par la volonté du non. Elle ne veut pas se reproduire et par ce choix de l’avortement, elle rencontre son destin par hasard. La possibilité physiologique de la grossesse et son impossibilité symbolique ouvrent la voie à la possibilité du oui par le biais du non. Se relier en se séparant. Elle trébuche. Sur l’accent grec de l’anesthésiste. Racine sonore effracte l’environnement neutre hospitalier et invoque le père, la grand-mère paternelle et la patrie imaginaire. La Grèce est apparue en France pour Anna. Racine devenue main tendue et passerelle là où auparavant il y avait l’impasse. Anna glisse doucement. Vers la nécessité de savoir.
« Ni retrouvailles ni visite, à dix-sept ans je vais/ au pays de mon père/ Dernière fois, j’avais quatre ans/ (…) Avec cette mémoire primitive/ les récits familiaux sont un pont de cordages au-dessus du ravin/ — ni retrouvailles ni visite/ je veux voir ce qu’il y a au fond. »
Sous le signe du père, Anna Ayanoglou réveille, de poème en poème, les dimensions grecques de son histoire. Depuis l’adolescence jusqu’au temps d’écriture du recueil, avec quelques incursions bouleversantes dans l’enfance, Appartenir trace son road trip au large de la mémoire. Il revient en Grèce, à Moscou, à Londres, en Vendée et à Paris, retrouve des paysages, des morceaux de langue, des rencontres, des dialogues, des sensations familières ou une fois nouvelles.
« Ici/ l’humidité précède tout le reste/ (…) Ajoute le froid — celui qui te dissuade/ que le printemps existe/ — suivra/ Termine par la nuit/ que tu n’oses pas/ regarder tout entière/ (…) et sur ta langue tu sens la pellicule d’eau/ qui luit sur les pavés/ Que pensais-tu, à cette heure-là, trouver/ dans les rues de Ioannina ?/ elles sont à ces trois déités :/ la nuit, l’humidité, le froid. »
Doté d’une puissance visuelle et kinesthésique, ce recueil écrit pourtant avec les mots, déroule ses percepts et ses souvenirs, ses mouvements et sa musique, dans un magnétique silence. Dans l’écarquillement des racines, écartèlement et enchevêtrement, Anna Ayanoglou écoute les ruptures et les liens du sang et du cœur. Elle compose sa partition. Dès les premiers vers, Appartenir évolue en une composition musicale ayant son motif et ses mouvements.
« Julie repart, je reste à Londres/ Après travail mon grand cousin/ me paye un resto chaque soir/ — s’y fait aède, juste pour moi, et le manger/ et le décor, dans mon souvenir/ s’attachent à ce qu’il m’a conté/ (…) La gloire dont il entoure ses récits sied à mon âge/ et à mon appétit — mon père alors en dit/ si peu — et j’ai trop peur d’un coup de grisou/ pour m’enhardir — lui demander —/ sous chaque silence, je ne sais pas ce qui se cache/ Avec peut-être trop de brillant/ pour être cela tout à fait — avec cousin/ nous retournons les pierres, je ne crains plus/ — la connaissance/ est une mue, et comme je mue je vais. »
Appartenir a sa mélodie, délicate. L’écriture d’Anna Ayanoglou forme des notes noires et blanches, avec élégance et pudeur. Elle est lucide, parfois brute, sans compromis, ponctuée d’un humour lumineux ou noir. Pour exprimer sa singularité, on pourrait sans doute en évoquer l’extravagance, la candeur, le romanesque, l’emphase et une mixture d’hier et d’aujourd’hui. La grâce surannée de certains vers, leur climat, évoque Verlaine, et se fond dans la langue d’Ayanoglou, cohérente en ses contrastes.
« À peine — Un peu, mais pas vraiment —/ Je le déchiffre — mes variations/ face à la question répétée :/ Tu parles grec ? — mon père/ ne nous a pas parlé — mon frère et moi/ (…) — apprendre vraiment, à parler grec, apprendre/ jusqu’à savoir, ç’aurait été/ resserrer davantage le lien/ avec mon père, détruire le barrage/ — masse d’eau de ses souffrances/ de ses souvenirs, la gravité —/ (…) — baigner dedans — apprendre, vraiment/ la langue du père — ç’aurait été/ en savoir trop. »
Appartenir traite de filiation, des empêchements de la transmission, de l’inscription choisie dans l’histoire des ascendants, de perte et de réparation. Appartenir explore l’attachement aux mort.e.s et aux vivants. C’est un hommage vibrant à la mémoire de son père qu’Anna écrit. L’amour qui l’anime est profond et la volonté de lui restituer ce qui lui appartient de place et de légitimité. Appartenir est retrouvailles et réconciliation.
« La famille maternelle : un seau plein de vers noirs/ courts, luisants — en mouvement perpétuel/ Un seul trou pour parler, déféquer/ La même pollution/ La famille paternelle : une glace brisée, des éclats/ qui s’entaillent — les bords plus gros que la surface/ À tenter de les disposer, tu te coupes les doigts/ — du sang, ils ne s’assemblent pas. »
La voie qu’il faut trouver jusqu’aux origines de son propre prénom, de son patronyme, du prénom de son père, pour embrasser et bercer ce moment qui est mort d’Anna grand-mère et vie de Charálambos fils puis père, cette voie est bordée de périls et de blessures. Mais Anna poétesse la quête. Par le voyage, les souvenirs, les récits et les mythes familiaux ou collectifs, les témoignages et l’étymologie, la mémoire s’agrippe. Les poèmes d’Ayanoglou traitent de ces tâtonnements que sont les explorations identitaires. La gratitude et l’amour qu’elle nourrit pour sa mère – nommée muse et messagère – l’inspirent, tout comme la dignité de son père. Par la poésie, elle lui parle et parle de lui sans trahir. Elle borde sa solitude et sa douleur.
« Dans une boutique de bondieuseries/ j’achète une carte postale :/ ce saint à la figure sinistre/ avec ses deux doigts effilés/ s’appelle Άγιος Χαράλαμπος/ — mon père tient son prénom de lui/ (…) Son prénom largement francisé/ que jamais on n’utilisait/ était celui du travail, des relations/ — cordiales, glaciales/ De Charálambos à Charles/ de celui qui brille du bonheur/ à l’homme/ par la grâce de l’amputation. »
Dans Appartenir, Anna Ayanoglou mesure ce qu’il faut pour trouver la confiance de s’abandonner à son histoire. Son écriture délivre la mémoire familiale des entrailles de la disparition. Et par la poésie s’opère l’intériorisation d’un héritage affectif et symbolique avec ses parts de mystère, de deuil et d’interdit. La poésie d’Ayanoglou extrait Charálambos de l’ignorance et de l’indifférence. Lui qui était en Grèce « l’orphelin » « surnuméraire », en France « l’étranger », elle lui donne aussi la possibilité d’appartenir et de prendre racine en tant que père d’Anna.
« (…) Adulte, je sacrifie la création d’une famille/ Je sacrifie mes aptitudes à un travail prestigieux/ Je garde, tant que la chance veut — l’amour/ infini, le désir de comprendre — la poésie/ cet autre nom/ que je donne à l’exploration. »
Appartenir raconte un devenir de fille et de femme : dans ce processus de réappropriation, la poétesse trouve sa façon d’être Anna Ayanoglou. Elle trouve le sens. Elle choisit de s’inscrire dans la lignée de sa mère, celle des femmes messagères naviguant prestement entre visible et invisible, liens et ruptures, vie et mort. Ces mêmes femmes dont les racines baignent dans la mythologie grecque. Appartenir est ainsi le récit du devenir poétesse, conciliation possible entre ses origines et ses cultures.
Appartenir d’Anna Ayanoglou, Le Castor Astral, 2024, 120 p.