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Culture - Exposition à Beyrouth

Taysir Batniji exprime, à travers son art, ce que les mots ne peuvent pas dire…

Manipulant le temps comme une matière élastique, peuplant ses toiles et l’espace du poids de l’absence, évoquant Gaza, sa terre natale d’où il a été arraché, avec puissance et tendresse, l’artiste palestinien présente « Just in case », une exposition à ne pas manquer à la galerie Sfeir-Semler*.

Taysir Batniji, « Just in case #2 », 2024, 253 impressions sur papier, crayon sur mur, 21 x 29,7 cm chacune. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg

À part Gaza où il est né et dont on se demande, aujourd’hui plus que jamais, comment il réussit à en aborder la question brûlante avec autant de puissance et de tendresse, le temps occupe une place fondamentale dans la pratique de Taysir Batniji. Tour à tour, cette idée du temps, il l’interroge, la retourne dans tous les sens, la déploie ou, au contraire, la condense comme un corps élastique. Il en fait à la fois la matière première, le décor et le personnage principal de ses œuvres, dont celles qui constituent son exposition personnelle « Just in case », que présente en ce moment la galerie Sfeir-Semler dans son espace du centre-ville de Beyrouth. Pourquoi cet intérêt, cette quasi-obsession pour l’idée du temps ? Peut-être parce que, pour cet artiste originaire de Gaza, le temps est cet objet à double tranchant, d’une part confisqué, parfaitement insaisissable, d’autant plus qu’à Gaza, particulièrement, tout est à tout moment voué à disparaître. D’autre part, incalculable, interminable, infini, ce temps, rendu immobile par ces cycles de violence qui se répètent en Palestine depuis 1948 et donnent l’effroyable impression de revivre le même cauchemar en continu, sans l’espoir d’avancer. Et c’est précisément dans cet entre-deux, sur le fil ténu qui sépare ces deux manifestations du temps, que se construit le discours de « Just in case ».

Vue de l'installation « Just in case », 2025, à la galerie Sfeir-Semler. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg

Matérialiser l’absence

Le titre de l’exposition emprunte à une œuvre de 2024, montrée pour la première fois à la Biennale de Lyon, et à laquelle il est presque difficile de faire face quand on sait ce qu’elle raconte. L’installation en question se compose d’une enfilade d’images alignées, et représentant chacune un jeu de clés sur un fond blanc. Photographiées par une amie de Taysir Batniji à Gaza, chacune de ces clés appartient à un habitant ou une famille de l’enclave palestinienne, contraints du jour au lendemain à partir de chez eux en laissant tout derrière. En dessous de ces photographies, des légendes rédigées à la main retracent l’histoire des propriétaires de ces objets. Matérialisant l’absence, interrogeant les notions d’exil et d’appartenance, ces clés montrées de manière chirurgicale ou muséale, hésite-t-on, deviennent ainsi les dernières reliques de tout un peuple pour qui la « maison » est sans équivoque le lieu le plus incertain, le plus vulnérable, capable de leur être arraché à tout moment. L’œuvre « Just in case » fait écho à une autre installation datant de 1997 et disposée au sol de l’espace de Sfeir-Semler. Sur une série de linceuls comme encombrés par le temps, Batniji fixe l’empreinte de la rouille laissée par ces lourdes clés en fer que les Palestiniens, déplacés de force lors de la Nakba de 1948, avaient emporté avec eux, comme la promesse d’un retour au pays. Semblant à la fois désertés par leur passé et habités par leur souvenir, ces morceaux de textiles recomposent à eux seuls la mémoire éclatée des Palestiniens dont les permanents exils imposés n’ont pourtant jamais réussi à altérer ce lien abyssal avec leur terre.

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Ayant lui-même quitté Gaza pour l’Italie en 1993, Taysir Batniji n’a cessé, depuis, de déchiffrer son pays de loin, enveloppant ses œuvres des émotions qui tour à tour s’emparent de lui. Au moment du déclenchement de l’offensive israélienne sur Gaza en octobre 2023, Batniji, alors installé à Paris, récolte dans les rues de la ville des crayons de couleur, des feutres et des stylos abandonnés. Se pliant à un exercice méditatif par le biais duquel il creuse une porte de sortie de la réalité, l’artiste se met alors à employer ces outils glanés pour recouvrir des feuilles de papier de couleurs monochromes. Une fois le crayon, le stylo ou le feutre vidé de son encre, ceux-ci ayant dicté la texture et la couleur de la toile, l’œuvre est terminée. Rassemblées dans la série « Homeless colors », ces toiles d’apparence paisibles et apaisantes relèvent en fait d’une idée de la rébellion silencieuse contre le réel, d’une fugue que seul un lâcher prise dans l’art peut rendre possible.

Taysir Batniji, « Fading Roses », 2022 : aquarelle sur papier, 35 x 26 cm chacune. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la galerie Sfeir-Semler

Manipuler le temps

Cette même démarche, à travers laquelle Taysir Batniji use de son art comme un bouclier le séparant de l’éternelle et difficile réalité de son pays natal, sous-tend d’ailleurs la série « Remnants », également présentée dans « Just in case ». Dès octobre 2023, l’artiste reçoit au quotidien, sur le réseau de télécommunications Telegram, des images de Gaza où se déchaîne l’incommensurable violence des chars, de l’aviation et des drones israéliens. Lorsque la photo arrive sur l’écran de Batniji, elle est floutée avant d’être téléchargée et qu’elle n’apparaisse dans sa forme la plus brute. C’est ce moment précis, ce moment suspendu et éphémère qui précède la confirmation du pire, que l’artiste palestinien s’intéresse et qu’il tente en quelque sorte de prolonger à l’infini dans l’œuvre « Remnants ». En ce sens, comme une distorsion volontaire du réel, il fait une capture d’écran avec la photo encore indéfinie, floue, qu’il reproduit à l'huile sur des toiles. Si, là encore, on a l’impression de faire face à des entrelacs de formes fluides et imprécises, l’œuvre est en fait sous-tendue par une volonté certaine d’étendre ce moment d’ignorance et ainsi conjurer, ne serait-ce qu’en pensée, l’inévitable découverte d’une insoutenable réalité.

Une huile sur toile (41 x 33 cm) de la série « Remnants » (II) 2024 par Taysir Batniji. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la galerie Sfeir-Semler

En véritable alchimiste du temps, Taysir Batniji en manipule à ce point le flot qu’en expérimentant les pastels de « Remnants », on ne sait plus si c’est un instant précis qui est rendu immobile ou si, au contraire, c’est l’éphémère qui devient éternel. Un même effet d’ambiguïté se produit devant une œuvre sans titre, reproduite entre 1998 et 2021, une valise ouverte au sol, et de laquelle déborde une montagne de sable, ultime symbole de cette terre palestinienne à laquelle Taysir Batniji, comme des millions de concitoyens, ont été arrachés mais qu’ils portent avec eux, en eux, là où qu’ils aillent. Ici, à nouveau, en inondant son œuvre de l’absence qu’elle évoque, l’artiste palestinien démontre qu’à travers le silence puissant de sa pratique, il réussit à dire et exprimer ce à quoi les mots n’ont pas accès...

*« Just in case » de Taysir Batniji, à l’espace du centre-ville de Beyrouth de la galerie Sfeir-Semler, jusqu’au 9 mars 2025.

À part Gaza où il est né et dont on se demande, aujourd’hui plus que jamais, comment il réussit à en aborder la question brûlante avec autant de puissance et de tendresse, le temps occupe une place fondamentale dans la pratique de Taysir Batniji. Tour à tour, cette idée du temps, il l’interroge, la retourne dans tous les sens, la déploie ou, au contraire, la condense comme un corps élastique. Il en fait à la fois la matière première, le décor et le personnage principal de ses œuvres, dont celles qui constituent son exposition personnelle « Just in case », que présente en ce moment la galerie Sfeir-Semler dans son espace du centre-ville de Beyrouth. Pourquoi cet intérêt, cette quasi-obsession pour l’idée du temps ? Peut-être parce que, pour cet artiste originaire de Gaza, le temps est cet objet à...
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