Réalisez-vous combien il serait difficile pour nous, êtres vivants dotés d’une identité – c’est-à-dire ayant des prénoms, des noms, une origine, un vécu et des projets d’avenir–, d’assumer pleinement que nous sommes véritablement des individus à part entière ? Cette tendance à vouloir s’individuer, à se séparer du reste de la masse, ne semble pas être une réalité, mais plutôt un fantasme, un désir, une aspiration, un projet, qui n’est encore qu’à ses balbutiements par rapport au cours d’évolution de l’humanité. S’agit-il d’une illusion que nous n’atteindrons pleinement jamais ? Jean-Paul Sartre répond : « Nous sommes tous condamnés à être libres » en considérant que « l’existence précède l’essence », et que nous existons avant de trouver un sens à ce que nous faisons dans la vie. Avec le temps, au fil du développement, des années, et de l’évolution, nous nous forgeons un métier, une profession, un travail, une fonction, un rôle... Cela nous permet alors de commencer à nous individuer, selon l’idée de Sartre : « L’homme est ce qu’il se fait. » Cependant, l’individuation au sens classique naît précisément de l’absence d’individuation : elle émerge de la fusion, de la solidarité, de l’union et, parfois, de la confusion avec l’autre, avec la société, avec la terre, voire avec l’univers tout entier. En quoi sommes-nous réellement différents les uns des autres ? Par notre naissance ? Par notre façon de penser ? Par notre vie en famille et en société ? Par nos besoins instinctifs ? Par nos maladies ? Par notre mort ? Par notre devenir, au sein de la terre ? Ne sommes-nous pas tous des individus qui ne diffèrent les uns des autres que par certaines caractéristiques, élevées arbitrairement sur un piédestal ? Sommes-nous différents parce que certains ont plus de mélanine, rendant leur peau plus sombre ? Sommes-nous différents parce que certains possèdent davantage de papiers rectangulaires, souvent verdâtres, leur permettant d’accéder à des services plus généreusement rémunérés ? Sommes-nous différents parce que certains prient Dieu, un dieu ou des dieux, alors que l’essentiel, pour toutes ces instances divines, est simplement que nous vivions en paix, dans la prospérité, en respectant l’homme et la terre ? Sommes-nous différents parce que certains savent davantage, alors que plus on sait, plus on prend conscience de notre ignorance, retournant finalement à notre point de départ ? La vérité, angoissante, est que nous ne sommes pas différents les uns des autres. Et cette vérité nous trouble, nous, qui construisons des projets, nourrissons des ambitions, nous imaginons spéciaux, rêvons de résoudre les problèmes de l’humanité entière... Cela peut nous pousser à vouloir prouver le contraire, parfois au point de nuire à autrui, juste pour démontrer que nous sommes distincts de lui. Ainsi, l’individuation totale en société pourrait mener à consolider l’illusion de supériorité, un facteur essentiel qui nourrit la discrimination !
Dans cette quête d’individuation, poursuivie par pratiquement chaque personne sur terre, la résistance joue un rôle de frein, obligeant les individus à s’agglomérer et à oublier leurs spécificités et particularités pour répondre aux exigences d’une menace commune. Depuis que les êtres vivants se sont regroupés en communautés, ils se rassemblent et se soutiennent les uns les autres pour additionner leurs efforts dans le but d’agir collectivement et de défendre leur tribu, leur village, leur ville ou leur pays. Ce comportement active l’instinct de survie, qui pousse l’individu à s’effacer et à se fondre dans son groupe pour se défendre face à un attaquant. Logiquement, se battre seul ou fuir pourrait être plus protecteur dans certaines situations, mais, intuitivement, les êtres humains s’agglomèrent en groupes, prêts à mourir ensemble, à combattre ensemble et à triompher ensemble. Ce comportement rappelle ce que l’on observe chez d’autres êtres vivants tels que les abeilles qui s’organisent pour défendre collectivement leur ruche. Se rassembler pour résister est une caractéristique fondamentale de la nature ayant permis à beaucoup d’espèces de survivre et de subsister. Dans l’espèce humaine, la résistance exige l’oubli de l’identité individuelle, l’oubli des projets personnels d’avenir, l’oubli des exploits passés de la personne et l’oubli des divergences. Ce qui demeure, c’est une seule priorité : tout faire pour survivre et protéger son peuple. Dans cette perspective, la résistance est un phénomène cohésif et positif qui permet à l’espèce humaine de progresser, bien que ce phénomène contraste avec le principe d’individuation, qui, à l’inverse, s’oppose à la cohésion tout en propulsant également l’humanité vers l’avant. Entre résistance et individuation, le pendule de l’horloge oscille, permettant aux populations de se projeter dans le temps en fonction des exigences de la phase historique qu’elles traversent.
Pour ce qui est du Liban, ce pays où le pendule de l’horloge n’oscille plus depuis longtemps, signalant que le temps ne laisse jamais place à l’individuation et qu’il n’y a de temps que pour la résistance. Au peuple libanais résistant, composé de millions de personnes rêvant de s’individuer : sachez que vous n’êtes pas seuls à porter cette quête douloureuse. Comment espérer s’individuer alors que vos morts sont comptés sans leur donner d’identité ni de visage, à l’exception du nombre d’enfants parmi les disparus ? Pourquoi le nombre de morts semble-t-il si impactant sur nos esprits ? Pourquoi traitons-nous la guerre avec des chiffres : le nombre de raids, de missiles, de maisons et d’immeubles détruits, et ainsi de suite ? Qu’est-ce qui, dans cette quête de quantification, satisfait et apaise autant l’esprit humain, qu’il s’agisse de celui du résistant ou même de son ennemi ? Pourquoi ne publie-t-on pas de chiffres mais les récits individuels – bien qu’ils soient innombrables – d’étudiants ayant quitté le pays ou étant restés sans véritable plan éducatif, sans envie réelle d’étudier, car le projet et l’ambition se sont confondus avec le mode de survie, de défense et de résistance ? Pourquoi ne raconte-t-on pas ces histoires – elles aussi innombrables – d’investissements réduits en poussière, même sans frappes aériennes, uniquement parce que les lois régissant le marché dépendent des émotions, et que, dans mon pays, sur plus d’un an, ces émotions n’ont été que négatives ? Pourquoi ne partage-t-on pas l’histoire, ne serait-ce qu’une seule, de ce Libanais qui, ces dernières années, a quitté sa famille pour aller chercher son pain aux quatre coins du monde, alors que chaque larme de son fils, de son épouse, ou de sa fille porte en elle des retombées inquantifiables sur les générations à venir ? Combien de combattants connaissez-vous qui ne sont pas morts et dont le nombre est aussi important que celui des disparus ? Combien de compatriotes connaissez-vous qui ignorent s’ils rejoindront la liste des disparus ? Combien de maisons ont attendu le cessez-le-feu pour être inscrites dans la liste de celles ayant résisté dans le Sud et leur nombre est aussi important que celui de maisons tombées ? Combien d’ouvriers ne savent plus travailler ? Combien d’amoureux ne savent plus s’aimer ? Combien d’enfants ne savent plus jouer ? Combien… combien ?… Le chiffre en soi n’est pas important. Le nombre n’est pas important. Ce qui importe dans la guerre, c’est l’histoire de chaque individu, car c’est chaque individu qui, un jour, poursuivra la course et nous fera passer de la résistance à l’individuation. À ceux qui pensent que la résistance leur appartient, vous avez tort ! Les résistants sont tous ceux qui ont accepté de sacrifier leur individuation pour rester dans un pays qui fonctionne constamment en mode de résistance. Les résistants sont ceux qui savent, comme le disait Sartre, « se faire un rôle dans l’action », et dont l’action dépasse le simple acte primitif de s’agglomérer pour résister. Les vrais résistants ne se contentent pas d’exister, en se vantant, malgré tout, de leur capacité à tenir. En réalité, les véritables résistants seront les plus aptes à bâtir un pont vers un projet d’individuation. Et qui sait, peut-être inventeront ils un nouveau concept, celui de « l’individuation résistante », permettant de continuer à rechercher la sécurité dans la résistance tout en offrant à chacun la possibilité de rêver et de vivre pleinement son identité, différente et enrichissante. Dans cette perspective, nous sommes accusés de vivre une dissociation de la réalité, une forme de discordance entre les parties du Liban qui subissent des frappes et celles qui préparent les festivités de fin d’année. Qu’il y ait parmi les résistants des individus qui poursuivent leur quête d’individuation est un signe de santé et de vitalité. L’ennemi, convaincu de pouvoir nous atteindre par la grandeur des chiffres, échoue devant la réponse silencieuse mais puissante de ceux qui résistent autrement, en dehors de tout calcul et de toute comptabilité. Dans des temps pareils de guerre, s’agripper à son projet d’individuation pour se démarquer de l’amalgame des résistants constitue une véritable menace pour tous ceux qui cherchent à accaparer la société entière dans une existence vouée uniquement à la résistance !
Chef de service de psychiatrie à l’Hôtel-Dieu de France
Professeur associé à la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph
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