
« Beyrouth Forever » (éditions Liana Levi) est un roman noir, une enquête haletante. Photo éditions Liana Levi
Qui aurait eu intérêt à assassiner Aimée Asmar, une vieille dame vivant presque recluse dans son appartement d’Achrafieh ? C’est l’enquête que se voit confier, dans Beyrouth Forever, l’inspecteur Marwan Khalil, ex-milicien Kataëb reconverti dans la police judiciaire. L’inspecteur Khalil traîne sa mauvaise humeur et ses blessures de guerre sur la scène du dernier meurtre de sa carrière. La retraite approche et le cas Asmar ne devrait pas s’éterniser, d’autant plus qu’il a un coupable tout trouvé : ce concierge syrien qu’il est d’emblée disposé à haïr.
Sauf que Marwan Khalil, familier des pots-de-vin et des petits arrangements avec la loi, se surprend à éprouver des scrupules : se peut-il que le meurtre de Mme Asmar soit éminemment politique ? La victime, historienne et universitaire de renom, venait d’achever un manuel scolaire unifié visant à appendre à tous les petits Libanais l’histoire récente de leur pays. Les factions au pouvoir, accoutumées à leur régime d’impunité et de contrevérités, grincent des dents : jusqu’où seraient-elles prêtes à aller pour subtiliser le manuscrit et réécrire l’histoire ?

Pour le vieux flic, la traque du coupable devient une quête existentielle : une dernière chance de réparer ses torts et ceux de sa génération pour léguer aux jeunes Libanais un pays habitable. Et, peut-être, une manière de faire revenir sa fille, Maha, exilée en France depuis la blessure qu’elle a subie le 4 août 2020.
Le roman d’un Beyrouthin de cœur
La lecture du roman ne laisse aucun doute : l’auteur a du Liban et de ses habitants une connaissance intime. Il sait intuitivement certaines choses qu’un intérêt passager pour le pays ne peut pas apprendre. Il ne s’agit pas simplement de démêler l’enchevêtrement des récits historiques, des courants politiques et des ruelles beyrouthines, mais de décrire avec justesse l’état d’esprit d’une population que des années de violence ont abattue. C’est que le Français David Hury a vécu 18 ans au Liban, où il a travaillé en tant que journaliste et photoreporter. Ce livre, pourtant très documenté, ne lui a demandé aucune recherche particulière – Beyrouth vit en lui et la saga de ces manuels d’histoire qui n’aboutissent jamais le passionne depuis des années.
« Cette histoire sur Beyrouth, je l’avais tellement en moi qu’elle est sortie très vite », affirme-t-il. « Les personnages sont des patchworks d’amis ou de personnes réelles que j’ai côtoyés là-bas, c’est toujours plus simple pour construire leur psychologie. » Il concède avoir passé quelques coups de fil à ses contacts restés sur place pour se renseigner sur les prix actuels des cartouches de cigarette Cedars ou des sandwiches de foie cru dont raffole l’inspecteur Khalil – difficile de suivre l’envolée des prix au temps de l’inflation. Comme le récit se déroule au cours d’une semaine de septembre 2023, l’auteur s’est replongé dans l’actualité de ce moment-là : rétrospectivement, il constate qu’elle préfigurait les événements qui déchireront la région quelques semaines plus tard.
Plongée dans la violence d’un Liban meurtri
Le Liban a beaucoup changé depuis le départ de David Hury, en 2015 : « Lorsque je suis parti, ce n’était pas encore la crise, mais le pays ne me semblait pas parti sur une bonne pente. » À chacun de ses retours, il le découvre encore plus meurtri. Cette longue déchéance insuffle sa noirceur au roman, qui prend par moments des allures de dystopique, comme lorsque l’inspecteur Khalil doit manigancer pour obtenir de l’eau courante. Sauf que cette dystopie n’est autre que la réalité quotidienne de nos concitoyens. À l’effondrement général répond la faillite morale et personnelle du protagoniste, qui cherche désespérément à renouer avec sa fille qui le renie.
« Ma vision du Liban n’est pas romantique. Elle est très réaliste, sans aller jusqu’au nihilisme », explique David Hury. Et on comprend pourquoi Beyrouth peut offrir un cadre idéal au roman noir. « Contrairement aux romans policiers classiques, l’identité du coupable importe peu. Ce qui compte, dans un roman noir, c’est la mécanique qui sous-tend la violence d’une société. Qu’est-ce qui fait que monsieur ou madame Tout-le-Monde puisse passer à l’acte ? » Une question brûlante dans un pays où la dissimulation est reine, où le silence répond à la violence. « Je mentionne dans le roman un fait divers qui m’a bouleversé. En 2019, Georges Zreik, un père de famille, s’immole par le feu devant l’école de sa fille parce qu’il est incapable de payer les frais de scolarité. C’est le contexte social très dur où se déroule ce récit. » Mais ce qui tourmente surtout les personnages de David Hury, ce sont les failles mémorielles d’une société incapable de reconnaître sa douleur.
« Pour la nouvelle génération qui doit enfin prendre le pouvoir à Beyrouth »
Il y a une triste ironie à placer un roman policier dans un pays où les assassinats politiques demeurent irrésolus, où les coupables ne sont jamais punis, où les victimes doivent renoncer à faire éclater la vérité. « Ce que je dénonce, c’est cette loi du silence. Un système de terreur implanté notamment par le Hezbollah du fait de ses armes : ils n’ont même plus besoin de donner d’ordre explicite pour que les gens s'exécutent, » explique David Hury. Pour lui, l’impunité est le mal qui ronge le Liban : « La loi d’amnistie générale qui a été votée après la guerre est injuste et surréaliste. Il faudrait un procès de Nuremberg. »
En attendant la justice, David Hury place tout son espoir en l’école, « la mère de toutes les batailles ». Il cite Joseph Maïla et souhaite avec lui un sens de la citoyenneté qui s’appuierait sur un manuel scolaire unifié où tous les petits Libanais pourraient apprendre la même histoire.
L’auteur clôt son livre par une pensée pour la nouvelle génération de Libanais, ultime vecteur d’espoir : « J’espère qu’elle va réussir à dégager toute la classe politique, mais ce n’est pas gagné. Les jeunes sont prisonniers d’un pays encore tenu par les grands-pères. » Mais de l’espoir, David Hury en a aussi pour les aînés, qui ont fait la guerre et contribué à la débâcle générale : « Marwan, mon personnage principal, ex-milicien, a longtemps été corrompu. Mais à la fin de sa vie, il n’arrive plus à suivre la politique qu’il a suivie pendant trente ans. Il a une prise de conscience. Même la pire des crapules peut changer. »
Où y a-t-il des sandwiches au foie cru ? Jabali
23 h 35, le 20 janvier 2025