
Repas convivial autour de la friké de Hiba Najem au théâtre Zoukak. Photo Céline Lahoud
Son nom est autant associé à la cuisine qu’à la scène. Avec « Friké, il y a quarante jours que ma tante est morte », Hiba Najem fait fusionner les deux, en partie pour réhabiliter les mets ruraux traditionnels. Depuis 2015, elle poursuit ses recherches sur la relation entre performance théâtrale et vie quotidienne dont la cuisine est un élément primordial, avec le souci d’en préserver les héritages et les rituels. Son intérêt pour la cuisine et ceux qui la font pour les occasions – en y mettant tout le temps nécessaire à la besogne, notamment les femmes –éclot très tôt. Celui pour le théâtre et les gens a suivi.
Elle a étudié l’art dramatique à l'institut des Beaux-Arts de l'Université libanaise, puis a complété sa première maîtrise en recherche théâtrale à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth, et rédigé sa thèse sur la théâtralité de la nourriture et sa présence sur la scène artistique contemporaine. En 2022, elle a terminé une autre maîtrise à l’Université d’Avignon en théâtre et écriture et s’est inscrite en doctorat dans la même université en continuant sa recherche sur la relation entre la nourriture et la scène.

Ces petits plats qu’on ne prépare presque plus
Dans le cadre d’une série consacrée aux performances culinaires qui a commencé autour du adas bi choumar (lentilles au fenouil) puis des fatayer bi banadoura (chaussons à la tomate), Hiba Najem a dédié sa dernière prestation - du 9 au 12 janvier à Zoukak - à la friké (blé vert). Intitulée Friké il y a quarante jours que ma tante est morte, elle s’inspire comme son nom l’indique du cérémonial qui entoure le 40e jour d’une disparition. Pour celui de sa tante, à laquelle elle était très attachée, elle souhaitait préparer cette friké qu’elle aimait tant, mais est confrontée au veto de la famille. « Ce jour-là, ma mère décide de commander des sandwiches et des plats tout prêts, car plus élégants que la friké. Je me suis rendue compte que notre rapport à la nourriture était devenu plus distant avec notre mode de consommation actuel et le manque de temps, et cela m’a attristée. À la mort de mon père les voisins nous avaient mitonné un tas de plats pour nous aider à surmonter notre tristesse », raconte Hiba. Justement, le plat préféré de sa tante étant la friké, elle décide donc de monter sa 3e performance autour de cette thématique, une sorte de transmission qui lui tenait à cœur. À partir de ce plat, elle fait une recherche sur le blé qui la conduit à la mythologie grecque et la déesse du blé Déméter, fille des divinités Cronos et Rhéa, sœur et épouse de Zeus (le père des dieux) ainsi que déesse de l'agriculture. En finissant le travail d’écriture, elle découvre Dagan, une importante divinité mésopotamienne et sémitique-orientale. Dagan est la divinité de la fertilité et de la moisson dans le panthéon cananéen, qui selon le mythe était le père de Baal. « J’étais contente de trouver un dieu de notre région », s’exclame Hiba Najem qui précise qu’elle s’est penchée sur les rituels de la mort en général pour puiser son inspiration dans celui du Mexique où il est festif, ce qui pour elle sied à cette tante qu’on entend dans le spectacle et dont le sens de l’humour était particulièrement affûté.

Une performance multiculturelle
Avec l’accordéon jovial de Samah Boulmona, Hiba Najem fait un clin d’œil à la culture dinka, ce peuple d'agriculteurs-pasteurs du Soudan, dont le style de vie était en opposition avec la campagne d'islamisation des populations autochtones du Sud. Elle fait par ailleurs une incursion dans la culture italienne en traduisant un texte extrait du livre Rituels de deuil, travail de deuil du psychologue français Tobie Nathan, en mémoire de sa tante qui affectionnait tout particulièrement l’italien et pour Samah qui le parle. Entre théâtre et chant, le folklore libanais n’est pas en reste dans ce spectacle mené en interaction avec le public. Une fois la friké cuite, la soirée se clôture par un diner collectif partiellement concocté par les présents qui échangent leurs impressions sur la performance et qui sont priés de laver leur assiette avant de quitter les lieux. Une expérience qui sort des sentiers battus et qui invoque une autre forme d’art.
Le spectacle est coproduit par le théâtre La Garance dans la commune du Cavaillon en France et soutenu par Zoukak Sidewalks, un programme de résidences artistiques, ainsi que par le programme Odyssée, château de Goutelas, un centre français de rencontres et de cultures, qui est appelé à voyager. Avis aux gourmands : la prochaine performance culinaire de Hiba devrait être réservée à un dessert, mais il va falloir armer vos papilles de patience pour y goûter.